samedi 14 mars 2015

Mille Et Une bornes

Le Palais de l'Empereur est si vaste qu'un homme ne peut parcourir toutes les pièces en l'espace d'une seule vie.
Des parties entières du Palais sont négligées et abandonnées et se mettent à mener une existence étrange, indépendante.
(Extrait de "La galerie des jeux" de Steven Milhauser)
Publié aux Défis du Samedi





La grande salle d'audience que nombre d'ambassadeurs ont renoncé à fréquenter a perdu tout écho, au point qu'on a dû la rebaptiser Chambre Sourde.
Le visiteur imprudent n'y restera d'ailleurs pas plus de dix minutes, vite incommodé par le bruit assourdissant de ses valves cardiaques, celui du flot sanguin dans ses vaisseaux et tous les bruissements des cloportes et des araignées tissant leurs toiles au plafond.
On y entend l'inaudible, un filet d'air dans ses poumons, le bruit de ses ongles qui poussent, jusqu'au souffle du temps qui passe... sans compter les Pssst d'un gardien muet pressé de fermer.

La salle des Citations - contrairement à la Chambre Sourde - résonne et raisonne en permanence, tellement que c'en est pénible... finalement comme la Chambre Sourde.
On y entend - venant d'un juke-box à citations de 1783 - des citations célèbres comme celle de l'Empereur:”Moi, Empereur... Moi, Empereur... Moi, Empereur... Moi, Empereur...” et bien d'autres comme celle de l'Impératrice et que les spécialistes en citations traduisent par:”Range ta chambre!”.

A deux heures de marche plus loin - soit trois cent deux consoles, cinq colonnes à la Une et vingt mille niches - se dresse la grande Bibliothèque, devenue l'Hippodromus depuis qu'on en a vendu les trois cent mille ouvrages pour en faire un haras de chevaux de courses.
Dans le bruit des sabots et du souffle des naseaux fumants, on peut y voir se mesurer des Rossinante, Tornado et autres Crin-Blanc et Etalon Noir bien que les paris y soient formellement interdits.
Un disc-jockey - platiniste préposé aux électrophones - y créée une ambiance flamenca des plus torrides: salsa du démon, rumba dans l'air, tango-tango, etcætera et bien d'autres encore.

A trois nuits de marche dans un Palais qui en compte mille et une - en suivant des yeux les deux étoiles qui forment un bout de la casserole de la Grande Ourse - on arrive naturellement et fatigué à la Porte du Levant numérotée '21'.
Un homme-sandwich portant l'inscription 'le Valet Noir' - ou Black Jack - ne laisse aucun doute sur la nature de ce lieu de perdition.
Devenu le rendez-vous incontournable des mathématiciens et de financiers véreux, le '21' encaisse chaque soir à ses tables de jeu des millions de patacas destinés à sécuriser des lieux où personne ne pénètre jamais faute de temps.
On y joue aussi au Hachi-Hachi parmentier, au Koï-Koï carpé et au Mille-Et-Une bornes, entourés de discrètes hôtesses en tenue de camouflage maki-sushi.

Quant à la salle des Gardes elle est gardée de l'extérieur par de grands chiens jaunes à gueule baveuse et qui répondent tous - quand ils en ont envie - au joli nom de Sesame.
Elle est si bien gardée qu'on n'y trouve rien à part un astronomique trousseau de clés et quelques osselets d'un antique squelette qu'il serait vain aujourd'hui de vouloir faire expertiser, le dernier expert ayant lui aussi été dévoré.

Compte-tenu de leur durée, les visites guidées du Palais ont lieu une fois par an sous la conduite du dénommé Mathusalem pour un itinéraire improbable nommé “le petit bonheur”.
Aléatoire, l'itinéraire dépend du tirage au sort des clés de l'astronomique trousseau situé dans la salle des gardes et donc sévèrement gardé.

La salle des Médecines - anciennement salle des Tortures - est spécialisée dans le traitement des morsures par chien jaune à gueule baveuse. Elle n'est ouverte qu'une fois par an, tout comme le bureau des visites guidées.
On y traite tous les mordus sans distinction au moyen de deux médications issues d'une pharmacopée ancestrale: le Placébo et le Placémoche.

Que dire des jardins suspendus et des parterres par terre, des bosquets massifs et des massifs tout court, des canaux et artères, des cryptes et labyrinthes, des cascades et rocailles, des allées et venues, des fontaines et des puits-c'est-tout, livrés aux caprices d'une nature envahissante et que 2512 jardiniers payés en hyène tachetée ont fui comme la peste de Justinien en 541...
alors nous n'en dirons rien.

lundi 9 mars 2015

Bas les armes



Au début je pensais n'avoir qu'à me défendre

mais elle m'ordonna que je l'attaque aussi.
J'allais devoir combattre sa clitocratie,
condamné au défi et forcé d'entreprendre.

Elle fut sans pitié, à armes inégales
m'enfourcha hardiment, sans plus de préambule.
J'osai parlementer, piteux conciliabule
quand soudain je fus pris d'un malaise vagal.

J'allais médiocrement mourir en timoré
d'une petite mort sans l'avoir honorée,
négligeant mon état elle caracolait.

D'un bout de drap froissé, à mon corps défendant
j'ai dans un soubresaut hissé le drapeau blanc,
la retraite sonnait, rangé mon pistolet...


samedi 7 mars 2015

Coup de calcaire

Publié sur le site MilEtUne d'après l'oeuvre de Caillebotte







Pourquoi faut-il encore que venant du Chaudron
alors que lui survient du chemin de Saint-Clair
je le croise céans, le vieil horticulaire
alors que jai horreur de ses rhododendrons?


Mais regardez-le donc dans sa 'blaude' fanée
ses deux mains dans le dos et sa casquette à pont
je vois bien son regard transpercer mes jupons
et je me sens salie, outragée, profanée!


Et s'il est d'Etretat, moi je suis d'Etaimpuis
le sentier est à moi, tout comme la falaise
il n'est pas né celui qui sucrera ma fraise.


Lui n'a jamais rien dit mais n'en pense pas moins
s'il compte jardiner dessous mon rabicoin
il va prendre c'est sûr, un coup de parapluie.

(Le Père Magloire - sur la route de Saint-Clair à Etretat - était jardinier de son état)

Un outil à damer le pion

Publié aux Défis Du Samedi d'après l'illustration


Au comptoir se tenait une femme de paille - sans doute la fille de l'homme de paille - avec une puce à l'oreille.
Se tenir au comptoir, quoi de plus normal mais elle avait de la poudre aux yeux de merlan frit ou bien d'escampette - je ne saurais dire - car un pot aux roses, au lieu de la découvrir, la dissimulait un peu à ma vue.
Elle avait dû avoir du sex-appeal autrefois mais sans les piles, dans ses cheveux trônait un peigne à girafe avec un très long manche et du poil de la bête dessus.
Son accoutrement collait parfaitement au lieu: “Le bazar du bizarre” peint à l'encre débile pour décourager les lèche-vitrines.
La femme de paille avait dû retourner sa veste et du coup c'était une autre paire de manches; son haleine de chacal trahissait qu'elle était restée en carafe trop longtemps.
Comme le client juste devant moi ne payait pas de mine, elle l'éjecta ainsi que perte et fracas.

Moi, je cherchais un truc rare depuis des lustres - pas un luminaire à pampilles ni une suspension Citroën - un outil à damer le pion mais tout ce qu'elle me proposa était loin de me convenir: une perceuse avec des mèches en bataille, une planche à pain rassis dessus et frais dessous, pour la soif des poires coupées en deux et puis des vertes et des pas mures, une sorte de mystère et sa boule de gomme, une bouteille Thermos remplie de gaz à effet de serre, un almanach des Défis Du Samedi dédicacé et recollé par Thomas Chatterton lui-même en 1770.
Heureusement j'ai toujours été patient - puisque je n'ai pas su être médecin - et comme mon frein n'était rongé qu'à moitié, j'avais encore du temps à l'horodateur.

Dans l'arrière-boutique j'ai aperçu des jambes en l'air mais juste une partie... et au plafond un septième ciel en trompe-l'oeil avec sur le mur une photo de sainte Nitouche avec sa croix et sa bannière.
Il y avait sur un étal des étaux, des pièces pile et des pièces face mélangées, des roupies de sansonnet indonésien, des pilules dorées aux ultraviolets et un éphéméride figé sur son trente-et-un.
Plus loin dans un grand tiroir un polichinelle, un jeu d'échec noir mat et cousu de fils blancs posé sur une botte de foin tirée à quatre aiguilles... ou trois?
Encore plus loin une cloche à fromage qui sonnait les quarts de Brie et les demi-reblochons, un gros tarin de Bergerac, un enfant-du-bon-Dieu en panoplie de canard sauvage, un collier de perles du Bac de 68 et aussi un générateur de langue de bois des présidentielles 2012 avec ses piles.

Dans l'arrière-boutique les jambes en l'air n'étaient plus en l'air et j'entendis nettement le chuintement d'une douche écossaise qui devait fonctionner au champagne sablé... par contre sainte Nitouche avait perdu la croix et la bannière.

Timidement, j'ai demandé: ”Pourriez-vous me décrocher la timbale, là-haut s'il vous plait?”
La femme de paille a éclaté d'un rire sardonique: “C'est impossible, juste impossible” avant d'aller gronder un mérinos qui pissait partout.
Elle avait vraiment trop éclaté de rire et le mérinos avait pissé par dessus le marché, alors un type qui devait avoir une trentaine de balais est venu nettoyer tout ça.

Finalement comme mon frein était pas mal rongé et que je ne trouverais pas ici mon truc à damer le pion, j'ai pris la mouche... et la porte. Faut pas déconner!



lundi 2 mars 2015

Tarzan vs Tartan

Publié aux Impromptus Littéraires
La meilleure preuve qu'il existe une forme d'intelligence extraterrestre, est qu'elle n'a pas essayé de nous contacter.




Si un jour vous découvrez une sorte de petit bitoniau sur l'écran de votre smartphone - comme une chiure de mouche - ne faites rien! Surtout ne grattez pas avec l'ongle!

Le seul disque-volant que j'avais jamais découvert jusqu'à présent c'était le frisbee des p'tits cons d'à côté dans le carreau d'la cuisine et on m'avait entendu gueuler jusqu'au bout du lotissement!

A peine j'ai eu gratté avec l'ongle la chiure de mouche sur l'écran du smartphone, qu'un gros machin est arrivé sur ma pelouse - parait qu'y a une application pour ça mais j'pouvais pas deviner - et aussitôt trois cent choses... trois cent ectoplasmes ont débarqué.

Je dis trois cent parce qu'ils se sont comptés en descendant... enfin ils ont rien eu à dire: tout ce qui serait habituellement sorti d'une bouche humaine avec une parole humaine, s'imprimait directement dans ma tête sans passer par les oreilles. J'ai toujours eu des soucis pour imprimer mais là c'était fastoche, à croire que c'est plus facile d'imprimer que d'exprimer?
Et puis à quoi leur aurait servi une bouche puisqu'ils n'avaient pas de tête pour la mettre.
Ils n'avaient pas de nez non plus mais ça ne les a pas empêchés de m'imprimer que ça puait le chacal ici!
“C'est la caisse du chat” ai-je prétexté en me pinçant le nez d'un air gêné mais ils savaient déjà; alors j'ai lâché mon nez.

J'étais leur tout premier contact! Depuis combien de temps m'espionnaient-ils sans se manifester d'aucune manière?
Après J.-C.? Avant J.-C.? J'ai pas eu le temps de leur poser la question qu'ils m'imprimaient déjà la réponse, mais j'ai rien compris à leur espace-temps fractal.

En deux secondes ils m'ont forcé à admettre l'évidence, à reconnaître qu'on n'était que des macaques plus ou moins sophistiqués sur notre ridicule morceau d'écorce.
Des macaques et des chats qui puent, rien de plus! Voilà comme on était perçus entre Mars et Jupiter depuis leur ceinture d'astéroïdes!

Moi qui prenais mon pied en lisant la Genèse, qui cherchais à m'imprégner de la Bible avant de m'endormir, moi qui dévorais ça comme un conte merveilleux, qui croyais dur comme fer au pommier... ou au pêcher original, à l'arche de Moïse, à Abel de Cadix et son frangin Caïn-Caha, à Véronique Samson et Dalida, à saint Lazare et aux escalators du mont parnasse, je découvrais que nous autres, les sept milliards de pékins, les brebis du bon berger, on n'était pas seuls à brouter l'univers!
J'étais tondu, ratiboisé, dévasté.

Et surtout, qu'est-ce que j'allais bien pouvoir dire à ma bergère - Germaine, née Trouillard - quand elle rentrerait du Mammouth avec les courses?
Qu'on serait trois cent deux pour dîner? Qu'il fallait improviser un barbecue ou une tartiflette géante ou... je savais même pas ce que ça mange des ectoplasmes.

Je me disais qu'en pensant à plein de trucs, j'allais les prendre en défaut, marquer des points, les déstabiliser, mais ils connaissaient déjà tout: la terrasse du Galion à Palavas-les-Flots et sa p'tite serveuse, la soupe à la bolognèse de chez Liébig et tous les sketches de Dieudonné, même le type aux cheveux mauves des Impromptus, alors là...

Alors là je m'suis dit qu'en grattant énergiquement la chiure de mouche avec mon ongle, tout ça allait disparaître comme un mauvais rêve, mais aussitôt un deuxième frisbee géant a vomi trois cent ectoplasmes supplémentaires.
Ceux-là étaient écossais - mais sans les binious - juste tartan: bariolés rouge, vert, jaune alors que les premiers étaient plutôt tarzan: tachetés jaune et brun.
J'avais jamais organisé de barbecue pour six cent personnes!
Les Tartan avaient l'air plus intelligents ou mieux éduqués que les Tarzan vu qu'ils avaient rien dit pour la caisse du chat.

Ils ont dû deviner que je venais de me faire cette réflexion car les deux groupes se sont regardés d'une façon bizarre: faut dire que sans tête, c'est pas facile d'avoir les yeux en face des trous, même quand on est expert en orbites.
Les Tarzan et les Tartan commençaient à s'agiter comme un essaim de frelons et un drôle de liquide bleu comme du canard wc se répandait partout sur la pelouse!
J'ai pas pu m'empêcher de gueuler: “Merde! Les gars! Un gazon label rouge 'Détente et agrément' de chez Pelouses-net, ça s'respecte!”.
Ça servait à quoi que Ray Grass y se décarcasse?
On avait dû m'entendre jusqu'au bout du lotissement et forcément le plus grand des Tartan m'a entendu.
Il m'a fait comprendre de fermer ma gueule parce qu'il était le plus grand des Tartan.
Du coup les petits Tartan ont fait la gueule eux aussi et la tension est montée d'un cran.
Si vous avez déjà senti la tension monter d'un cran entre deux groupes d'extraterrestres, vous devez... Non, vous pouvez pas savoir!

J'évitais de penser - ça j'y arrive bien - puisqu'ils lisaient en moi comme dans un livre ouvert; pourtant c'est pas l'envie qui me manquait de gratter encore une fois la chiure de mouche avec mon ongle, histoire de séparer les deux groupes englués dans leur... canard wc.

C'est à ce moment-là que j'ai entendu un bruit familier: la Twingo venait d'accrocher le pilier gauche du garage.
Je sais que c'était le pilier gauche parce que le droit était tombé le mois dernier.
Une minute plus tard, Germaine arrivait - penaude comme d'habitude - la choucroute bigoudinée et chargée d'un grand sac de croquettes... j'allais faire les présentations mais mes extraterrestres avaient disparu.
J'ai rien dit parce qu'elle m'aurait jamais cru.
“Qu'est-ce que t'as encore foutu sur notre pelouse 'Détente et agrément'?” a t-elle rugi pour faire oublier l'aile froissée de la Twingo.
“T'as jamais vu d'la bouillie bordelaise?” ai-je inventé “faut sortir un peu, ma vieille! Faut t'ouvrir au monde!”

dimanche 1 mars 2015

Mauvais calcul

Publié sur le site MilEtUne d'après la photo






“Tu veux bien aller me bêcher le grand raclon, mon chou?”

Décidément je ne comprenais rien à ce qu'elle me disait avec ce masque en permanence sur le visage.

“Qu'est ce que t'as dit, chérie?”

“Oui, tu veux bien aller me chercher le grand caquelon?”

Fallait toujours qu'elle m'interrompe au mauvais moment.

Pour l'heure j'étais en plein calcul statistique...
“Pour quoi faire?”

“Ce soir je fais ma tondue de motte et saint-yack” a t-elle minaudé.

Une femme qui minaude c'est déjà chiant mais en plus une chinoise masquée!

“Qu'est ce que t'as dit, chérie?”

“Ce soir je fais ma fondue de lotte et saint-jacques!!” articula t-elle.

Alors, donc: trois coups d'épuisette à la minute à raison de deux kilos de poisson par épuisette, ça fait... j'allais faire fumer la calculette.

“Tu n'as pas oublié qu'on a les Zhang ce soir à piner?” insista t-elle.

“Hein? Tu veux pas enlever ce masque ridicule? La pollution c'est sur les réseaux sociaux, pas dans notre salle à manger, merde alors!”

Ting-Ting retira son masque de mauvaise grâce pour répéter: “J'espère que tu te souviens qu'on reçoit les Zhang ce soir à dîner?”.

J'ai commencé à m'énerver: “Mais les Zheng sont déjà venus avant-hier!!”

“Non! Les Zhang! Cette fois ce sont les Zhang... tu sais bien, Chan, Chang, Chong et Chung!” se mit-elle à chantonner sur l'air de Chang Chang Chang, la chanson de l'éléphant Thai.

J'avais pas envie de chanter l'éléphant ce soir! J'étais épuisé: j'en étais à 360 kilos de poisson à l'heure, sachant qu'il en arrivait 10 tonnes sur 4 kilomètres et que...

“Tu changeras de chemise, mon chou! Tu empestes le poisson!” cria t-elle depuis la cuisine.



Quand j'avais trouvé ce job dans la province de Hubei sur la rivière Fu, j'avais imaginé un petit paradis en parfaite osmose avec la nature, et puis rapidement j'avais reniflé cette odeur de mort. Ça sentait bon pour personne.

“Ça devrait pas sentir le poisson” lui ai-je répondu ironiquement “avec tout l'ammoniac qu'ils ont avalé!”

“C'est trop technique pour moi tout ça, mon chou” a t-elle répondu d'un ton léger “mais va te changer quand même et surtout prends une douche”

J'avais depuis longtemps réglé le problème de la douche: une giclée de sauce nuoc-mam dans la cuvette du lavabo et ni vu ni connu...



On dénombrait 20 000 usines pétrochimiques le long du fleuve Yangtsé et combien d'entre elles déversaient leurs rejets toxiques dans les cours d'eau?

Donc, 10 tonnes sur 4 kilomètres de rivière ça m'en faisait 2 tonnes sur mon secteur et...

“Tu mets pas la chemise jaune, surtout!!”

J'aurais jamais cru qu'une calculette lancée à vive allure pouvait voler si haut.

“Et pourquoi j'mettrais pas ma chemise jaune?” ai-je aboyé.

Ting-Ting me tendait ma calculette :”Parce que les Zhang sont des gens coincés et que c'est la couleur de l'érotisme, de la pornographie même, disent-ils”

“Et si je veux avoir l'air cochon moi, ce soir?” ai-je rétorqué sans réfléchir.

La calculette n'avait visiblement pas bien supporté le vol; heureusement j'en avais une autre dans un placard et je me levai pour aller la chercher.

“Tu prendras le grand caquelon au passage, Rocco” s'amusa t-elle.

Aller au placard me laissait un peu de répit. Je continuai mentalement mes calculs: 2 tonnes de poisson à raison de 360 kilos par heure, ça faisait 5 heures et demie plus les 3 pauses obligatoires de...

“Est-ce que tu l'as trouvé, Rocco?”

Je l'avais trouvé et j'étais en train de me demander si un grand caquelon volerait moins haut qu'une calculette, quand on frappa à la porte.

“J'y vais, mon... chou” s'écria Ting-Ting en trottinant sur ses Tong-Tong, enfin sur ses socques de bois.



C'était les Zhang qui arrivaient plus tôt parce que partis plus tôt à cause du “smog” qui envahissait la ville et bla bla bla... et que Chan, Chang et Chong arrivaient sans Chung qui arriverait plus tard et que ça sentait drôlement fort le poisson ici!!!



Du coup j'ai filé dans la chambre pour mettre ma chemise jaune.

3 pauses obligatoires de 15, 30 et 15 minutes, ça faisait une heure rajoutée aux 5 heures et demie d'épuisette plus...

“Tu viens te geindre à mou, mon chou?” minauda Ting-Ting en passant la tête à la porte.

Elle avait remis son masque puisque les Zhang en portaient mais à voir ses yeux, j'ai compris que je devais ressembler à un acteur de film porno.

“J'me chauffe un peu et j'arrive” lui ai-je murmuré en me caressant le bas-ventre“.



Les Zhang étaient pâles - sans doute à cause d'une allergie à la couleur jaune - le nez sous le masque et plongé dans l'assiette de crevettes apéritives.

Alors j'ai meublé le silence, parlé du boulot, de l'économie, de la pollution... ils avaient l'air de s'en foutre comme de l'an 2050.

Justement les émissions de gaz à effet de serre de la Chine ne continueraient plus à progresser au-delà de 2050... ils l'avaient annoncé à la télé, Promis, Juré.

Les Zhang ont eu l'air rassurés... une autre assiette de crevettes arrivait.

Ting-Ting me regardait lascivement derrière son masque. Est-ce que je ressemblais vraiment à Rocco Magnotta, l'acteur chinois?

La soirée s'annonçait calme et sereine, l'Empire céleste palpitait doucement. Il flottait juste dans l'air printanier quelques volatiles effluves de poisson.








samedi 28 février 2015

Prière de mettre au clou

 Publié aux Défis Du Samedi et accroché au clou








On se souvient que le Créateur avait chassé Adam et Eve du jardin d'Eden en les condamnant à un Ave et trois Pater (Voir Genèse saison3, 22-24).

Il faut préciser qu'Adam était dur de la feuille - la faute à Eve et à ce “Love songs “ de Binyamiyn Biolay qui lui filaient des érections sénatoriales - aussi se trouva t-il fort déconfit au seuil du jardin d'Eden avec un navet Maria et trois patères sur les bras.
“Pourquoi n'en ferais-tu pas un portemanteau?” suggéra Eve qui en était à sa seconde idée de génie depuis celle de la pêche originale.
“Il me semble qu'au singulier, on dit un porte mental” fit singulièrement remarquer Adam qui était plus syntaxe que bricolage.
“Ne me demande pas pourquoi” insista Eve “mais je trouve que portemanteau, c'est plus joli”

“Et un portemanteau pour porter quoi, Madame?” soupira Adam qui s'était soudain ramolli de la feuille et sentait venir l'embrouille.
“Pour porter mes manteaux, gros naze” répondit Eve, toute étonnée de formuler une lapalissade bien avant La Palisse lui-même.
Le ton était monté mais sans nuisance sonore puisque les voisins n'avaient pas encore été créés ni l'amende forfaitaire à soixante huit euros.
“Et c'est quoi un manteau, Madame-je-sais-tout?” bougonna Adam.
“C'est c'que tu vas pas tarder à m'offrir pour couvrir ma nudité car j'en ai soupé d'porter cette tenue d'Eve!” répondit t-elle en se drapant dans un ressentiment qui se trouvait là.

Remarquons que si la tenue d'Eve est encore portée de nos jours, on ne sait rien de la tenue d'Adam.

“Et ça ressemble à quoi, un manteau?” s'inquiéta Adam à juste titre.
“Ça dépend d'la saison, gros naze” répondit Eve, songeuse.
Adam se souvenait que le Tout Puissant avait créé deux grands luminaires – lune et soleil – pour marquer les saisons:”Euh... t'es sûre que trois patères ça va suffire?”.
“Ça m'étonnerait” rétorqua Eve “si tu comptes un imper, un blouson et un ciré pour la pluie, un caban et un parka pour les grandes marées, un paletot et une gabardine pour la demi-saison...”
Adam avait blêmi:”Ah... parce qu'il y a aussi des demi-saisons? Ça doit être un truc de fille, ça”

“C'est quoi une fille?” ironisa Eve “et puis j'ai besoin d'une pèlerine pour l'arrière saison, d'une doudoune et d'une canadienne pour le froid sibérien... ”
Adam s'égosillait:”Une canadienne pour la Sibérie!! Tu cherches l'incident diplomatique? Tu perds la tête ma pauv' fille!!”

“En tout cas, tu peux préparer un chapelet d'patères avant qu'on finisse congelés au bord du jardin!”
“T'aurais pas plutôt une autre idée?” gémit Adam sans conviction car une troisième idée de génie aurait tenu du miracle et la multiplication des patères n'était pas inscrite au programme du Créateur.
“J'avais bien pensé à un dressing” murmura Eve “mais l'angliche n'existe pas encore...”
Adam soupira:”On va pas compter sur les angliches pour trouver de bonnes idées. Occupons-nous céans de ton foutu portemanteau”.
“Il me semble bien vert, Adam” fit remarquer Eve.
Vert Adam... Il songea que ça pourrait servir plus tard, mais à quoi?

Adam prit alors le navet Maria et y fixa les trois patères - Lapeyre, la fixe et la sintesprix - puis il grava cette inscription dans le vert: “Prière de mettre au clou”.
“Ça veut dire quoi, mettre au clou?” questionna Eve.
“Tu peux pas comprendre” dit Adam “ça touche au mystique... plus tard nos descendants appelleront ça le Mont-de-Piété”
“C'est plutôt sympa” admit Eve “et ça f'rait pas mal chez ma tante”.
“T'as pas d'tante, ma pauv' fille” répliqua justement Adam, car c'était vrai.
“C'est pas faux” dit Eve, car c'était vrai.
Ainsi le portemanteau était né, j'étais né et c'était bien.

Aujourd'hui je comprends pourquoi on me regarde bizarrement... un navet gravé d'une inscription “Prière de mettre au clou”, c'est tellement éloigné de ce qu'ils font aujourd'hui chez Casto, là où les envies prennent vie.
J'en ai supporté des fringues au fil des siècles, des chitons, des toges, des gandourahs, des crinolines et des redingotes, des treillis, des caches-poussière, des fourrures et des machins innommables.
Et aussi des teeshirts et des trench coats depuis que l'angliche a été inventé.
Alors, ne me parlez plus de fringues, nom d'un saint Frusquin!