vendredi 13 novembre 2009

TREIZE



Ce matin, Gonzague a posé treize fois le pied droit par terre avant d'enfiler ses mules. "On n'est jamais trop prudent" souffla t-il à Madame en gagnant la cuisine à tâtons, les yeux plus que fermés, là où trônait le calendrier des Postes.
Il finit par le trouver et le retourna avec un soupir de soulagement: maintenant il pouvait ouvrir les paupières sans trop de risques.
Tout semblait calme pour l'instant, d'autant plus qu'il avait multiplié les précautions depuis quelques jours; la salière était remisée à la cave ainsi que les couteaux attachés en fagot pour éviter qu'ils ne se croisent. Lorsqu'il avait jeté tous les parapluies de la maison, Madame avait soupiré mais elle s'était habituée à sa paraskevidékatriaphobie et après tout, ce n'était qu'une mauvaise journée à passer, enfin la troisième cette année!!
Elle avait bien tenté de protester quand il avait teint le chat en blanc, mais il avait su trouver les mots pour la convaincre; et puis il avait promis de teindre à nouveau le chat quand tout serait fini d'autant que le chat commençait à s'habituer à ce traitement. Du coup elle avait accepté de descendre tous ses flacons de parfum à la cave tout comme leurs vêtements de couleur verte qu'elle gardait toujours groupés pour faciliter les déménagements annuels.

Gonzague eut un sursaut violent en direction de la corbeille de pain... puis se dégonfla bruyamment comme un ballon crevé; pendant une fraction de seconde, il avait cru voir la baguette de pain retournée à l'envers, comme le boulanger la présentait au bourreau sous l'Ancien Régime! Il se signa et se leva lentement pour aller prendre l'air.
Dehors tout était calme, peut-être trop calme, alors les deux mains dans les poches, il tripota ses pattes de lapin puis croisa les doigts à s'en faire mal; sur le pignon de la maison, la guirlande de fers à cheval rivée de mille clous, luisait sous le pâle soleil de novembre.
Le voisin d'en face le salua d'un signe de tête, encombré d'une échelle métallique, comme si c'était un jour pour bricoler avec une échelle!
Comme le bricoleur suicidaire déployait l'arme fatale et se glissait inconsciemment dessous, Gonzague ferma les yeux à nouveau; dans un instant il entendrait crier et tous les voisins sortis pour lui porter assistance formeraient un attroupement avant que ne résonne la sirène des secours... les gars du Samu auraient ce regard désabusé empreint de fatalité: "Quelle idée d'habiter au treize".

Comme rien ne s'était produit depuis d'interminables minutes, Gonzague risqua un oeil puis ouvrit largement les deux; perché à trois mètres de hauteur, le voisin sifflotait tel un merle, comme pour le narguer.
Gonzague transpirait abondamment malgré la fraîcheur de l'automne; il regretta qu'on ait dérangé le Samu pour rien, ceux-ci allaient être furieux!!
Il entendait déjà la sirène au bout de la rue, de plus en plus fort, à en avoir mal aux oreilles mais le véhicule n'apparaissait toujours pas.
Par quel tour de magie avait-on pu dépêcher la sirène sans le véhicule?
Gonzague réalisa alors que c'étaient les sirènes du village, mais pourquoi hurlaient-elles à midi un vendredi au lieu du mercredi habituel? Tout ça n'était pas normal.
Pris d'un doute angoissant, il se précipita vers la maison, bousculant le chat blanc qu'il ne reconnut pas et atterrit au pied du téléviseur; comme il se débattait avec la télécommande il y eut un cri terrible derrière lui, le cri de Madame:"Attention! Il est réglé sur la chaîne parlementaire! La treize!!".
"On est foutus
" marmonna t'il en pressant sur la chaine régionale, pourtant l'image du présentateur des news apparut d'abord nette puis de plus en plus floue, et Gonzague s'évanouit tout à fait.
"Mesdames et messieurs, Bonjour! Nous sommes le mercredi 11 novembre

 

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