mardi 15 janvier 2019

Les bras de Morphée

Publié aux Impromptus Littéraires sur le thème des Mauvaises résolutions



Au douzième coup de minuit à l'instant où Patrick Sébastien – parvenu à l'ultime seconde de son ultime réveillon sur la 2 – embrasse Elodie Gossuin qui embrasse Sophie Thalmann qui étreint Hélène Ségara, ma Germaine émoustillée par ce spectacle me saute sur le poil pour me rouler une de ces galoches dont elle a le secret, une soupe de langue enflammée qu'un trop plein de champagne n'a pas réussi à éteindre !
Sous son gilet jaune – mon tout dernier cadeau de Noël – elle ne porte rien qu'un gros cœur qui palpite aux premières minutes de 2019 et je me laisse entraîner vers le canapé où, choucroute en bataille à la Bardot et gilet débordant d'amour, elle se met à bramer le sempiternel : »Bonne année mon poussin ! »
Poussin acquiesce, poussin accuse réception et – la bouche encore pleine de ce traîneau glacé au chocolat noir et éclats de noisette conçu par Picard, le roi du dessert, pas le skieur médaillé – poussin renvoie l'ascenseur en tripotant les boutons à portée de main.
Mais un autre brame interrompt ce jeu de vilain, un brame tonitruant, caverneux avec cette pointe d'accent lapon que j'ai appris à reconnaître et qui ne trompe pas.

Je l'avais déjà oublié celui qui squatte notre maison au prétexte qu'il fait trop froid au garage, Rudolph le caribou en chef de mon cadeau de Noël dont je vous ai parlé la semaine dernière et qu'on n'a pu se résoudre à euthanasier.
Il faut préciser que ses huit congénères sont désormais au zoo de Vincennes, que le vieux traîneau commence une seconde vie en porte-géraniums au milieu du jardin et que Rudolph dort toutes les nuits sur le canapé avec obligation d'éteindre ce feu rouge qui lui sert de nez.
Poussin – c'est moi – s'extrait des bras de Germaine pour traîner Rudolph au garage.
Pas facile de traîner par les rênes un renne entraîné lui-même à traîner un traîneau … bref, j'éconduis le cervidé et je rejoins bien vite ma moitié qui occupe amplement sa moitié de sofa.
Minuit c'est avant tout l'heure où Germaine s'endort et j'ai toutes les peines du monde à la maintenir à flot pour sacrifier à cette coutume occidentale qu'on n'a jamais négligée en quinze ans de mariage : l'échange des résolutions.
« F'est quoi, ta nouvelle révolution pour deux mille dive neuf, ma férie? »
Les éclats de noisette de Monsieur Picard n'ont pas facilité la formulation mais dans l'oeil ranimé de Germaine, un éclat particulier me confirme que mon message a atteint son ravissant encéphale.

Prendre du recul, esquiver une seconde galoche incendiaire, c'est tout ce qui m'importe ; je veux connaître sa décision, celle qu'elle a mûrement échafaudée, votée en tête à tête avec elle-même en son âme et conscience et qu'elle appliquera avec opiniâtreté jusqu'au douzième coup de minuit de 2019 si tout va bien.
D'année en année elle sait ce qu'elle veut ma Germaine et aussi ce qu'elle ne veut pas … perdre un tout petit peu de poids, trouver le numéro de téléphone d'Oncle Hubert, ne plus retourner chez Picard … euh, là c'est raté !
« Ve t'écoute, ma férie» insiste-je – j'ai failli dire Ma furie – lové en position défensive à l'autre extrémité du canapé de Rudolph.
« Je vais m'écouter » me lance t-elle fièrement.
« Euh... f'est tout ? »
« J'en ai marre de t'écouter, d'écouter les autres, cette année je vais écouter mon corps et rien que mon corps ! »
« Et qu'est-fe qu'il a à raconter ton corps qu'il ne m'ait déjà dit ? »
« Vois-tu, l'an dernier j'ai écouté avec attention tes histoires de collègues de travail, j'ai écouté les potins du voisinage, les blagues de Bigard et j'ai même écouté ta mère donc cette année j'écoute mon dos, mes épaules, ma poitrine, mes fesses, mon bassin, tout ce qui est moi, mon corps quoi ! »
« Euh... et à l'inftant fur fe canapé qui empefte le caribou, il raconte quoi ton corps ? »
Tout de jaune corsetée, ma royale échevelée, ma Germaine résolument résolue se lève et se caresse : »Mon corps me dit d'aller retrouver les bras de Morphée »
Pour ceux qui l'ignorent, Morphée est un jeune blanc bec à poil tenant un miroir dans une main et des pavots soporifiques dans l'autre … alors si ce type possède d'autres bras je ne vois pas comment je pourrais reprendre l'avantage.
Germaine se dirige en titubant vers notre chambre, je tente une approche improbable :
« Tu ne préfères pas mes bras ? » (enfin une phrase qui se joue des éclats de noisette de Monsieur Picard)
« Non poussin, n'insiste pas car ... »

Du garage monte un brame désespéré, on dirait la corne de brume du Titanic, c'est l'heure du foin !
J'y vais en traînant les pieds, devoir oblige, en jetant un regard affligé à la silhouette lascive de Germaine rejoignant son Morphée.
Elle ne m'a même pas demandé ma résolution.
C'est la première fois, toute toute première fois – n'en déplaise à Jeanne Mas – que ça nous arrive en quinze ans !
Elle ne saura donc pas que j'avais pris la résolution de sortir les poubelles ; il va falloir que je trouve autre chose.

Rudolph m'accueille avec une langue de vingt centimètres.
Non Rudolph, pas ce soir



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