mercredi 18 mai 2016

Comme d'habitude

Publié aux Impromptus Littéraires sur le thème:  
C'est bien la dernière fois que...



Je ne sais pas si vous avez déjà rendu un dernier soupir, non bien sûr... suis-je bête.
En tout cas c'est bien la dernière fois que je rends l'âme.
On n'est jamais certain que c'est le dernier soupir quand on n'est plus là pour se rendre compte qu'il n'y en aura pas d'autre après celui-là.
Elles sont là au grand complet les blouses blanches, penchées sur mon lit à me regarder lâcher la rampe mais je ne suis pas très chaud malgré un bon 40 de fièvre qui vient de m'emmener aux urgences toutes sirènes hurlantes.
Faut dire que la sirène ou plutôt l'infirmière qui me tenait la main dans l'ambulance était gironde pour pas dire bien en chair et donnait plus envie d'ouvrir les yeux que les fermer.
J'ai quand même failli oublier de respirer quand elle m'a dit qu'elle s'appelait Germaine comme ma première conquête... je devais avoir seize ans, une petite moustache et un patte d'éléphants comme on ne saurait plus en faire aujourd'hui.
Ce jour-là je n'ai jamais couru aussi vite de ma vie: Germaine avait pourtant des talons de dix centimètres mais il avait été champion aux courses de vachettes chez Guy Lux... quelle drôle d'idée de s'appeler Germaine et de s'épiler !

La fois suivante j'ai rendu l'âme pendant une malencontreuse partie de roulette russe: j'avais par étourderie passé l'arme à Gauche – un brave type ce Gauche mais quel drôle de nom – qui s'est grillé la cervelle sans réaliser ce qui lui arrivait.
Je n'ai jamais supporté l'odeur de la cervelle grillée, pourtant ma mère n'avait pas d'égale pour préparer sa cervelle de veau persillée. Fallait la voir extirper tous les petits vaisseaux sanguinolents et les arracher à cette masse blanchâtre et tremblotante!

Arrêtez de me regarder comme ça! D'abord c'était pas un soupir, juste ce souvenir qui me donne des hauts-le-coeur. Vous verrez quand vous serez à ma place en train de voir défiler des wagons de souvenirs comme le tout dernier TGV du soir.
Dans l'ambulance, Germaine – pas le coureur de vachettes, l'autre, la sirène – s'est crue obligée de m'infliger deux bouche-à-bouche d'enfer, et quand je dis d'enfer! J'ai jamais aimé le goût de l'aïoli même si ma mère n'avait pas son pareil pour faire prendre la mayonnaise... c'est avec ça qu'elle avait eu mon père et que je suis là aujourd'hui, enfin encore là à cette heure.
“Quelle heure il est?”
L'interne me regarde comme si je lui demandais l'heure de ma mort pour l'inscrire moi-même au bout du lit.
Il y en a qui auraient traversé la France pour l'aïoli maternel mais moi j'ai jamais aimé ça contrairement à Germaine qui doit être espagnole ou catalane et a cru me rendre service en étalant son diplôme de réanimatrice alors qu'une lampée d'oxygène aurait suffi.
En d'autres circonstances je lui aurais proposé d'aller rincer tout ça avec un Fitou ou un Vacqueyras mais tout ce qu'elle m'a inspiré c'est une nausée à faire gerber.

“Vous auriez du Gevrey-Chambertin?”
L'interne va tourner de l'oeil, il doit me croire en plein délire.
C'est pourtant pas trop demander... un cru qui m'a vu naître à l'hiver 47, un des millésimes du millénaire dont personne n'a plus rien à cirer depuis qu'on a changé de millénaire. Quelle tristesse.
Sûr que cet interne ne sait même pas ce qu'est un pinot noir... un buveur de Coca qui doit croire qu'un Pinot noir c'est juste un flic beurré ou sénégalais.
Et après ça on trouvera inquiétant que je soupire.
Attendez! Débranchez rien! Faut juste que j'explique à cet appenti toubib les rudiments du vin, les choses indispensables, vitales, les climats, les cépages, la taille, l'enjambeur...
Pourquoi l'enjambeur me ramène t-il à Germaine? Ca doit être l'effet de ce poison qu'ils ont mis dans mes tuyaux.
“Débranchez-moi!”
L'apprenti toubib me débranche aussitôt. Y doit être payé au client refroidi.
“Non, c'est pas ce que je voulais dire!”
J'aurais jamais pu faire ce boulot de toubib... j'ai trop peur du sang même si ma mère n'avait pas son pareil pour saigner. Fallait la voir égorger les lapins avant de les désaper des pattes arrières jusqu'à la tête... c'est avec ce strip-tease qu'elle avait eu mon père et que je suis là, bref.

Débranché et libre... je me lève et je les bouscule, je m'habille très vite, je sors de la chambre, comme d'habitude.
C'est marrant, ça me rappelle un chanteur qu'est mort lui aussi... pourquoi lui aussi?
Je suis vivant! Dire qu'ils ont failli me faire rendre l'âme une fois de plus avec leurs conneries. Les souvenirs, c'est ça qui vous flingue plus que tout le reste.
Dans le couloir, Germaine attend en sirotant devant la machine à café, surement pour faire passer le feu de l'aïoli.
“Vous me ramenez chez moi?”
Germaine sursaute, en inonde son décolleté.
Je la prends par la main et je sors... pas près de revenir.


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