dimanche 7 octobre 2018

Mon premier secrétaire

Publié sur le site MilEtUne d'après l'illustration



S'il en est qui changent souvent de secrétaire – à l'instar du businessman de Starmania – pour moi c'était le premier et je ne voulais pas me tromper.
On confie suffisamment de secrets à celui-ci pour ne pas vouloir les partager avec le premier venu.
Les yeux brillants de passion, le vendeur passa une main experte sur l'un des nombreux tiroirs de l'objet en question.
Il avait pourtant dû en caresser des essences de bois dans sa carrière mais il y prenait un plaisir non feint...
Derrière la petite façade de bois exotique je crus percevoir des cris aigus et courts comme ceux que pousse la tortue Eretmochelys imbricata qu'on appelle communément caret et que j'imaginais plutôt dans les eaux chaudes d'un lagon que dans les sombres officines d'antiquaires.
Il me sembla même que les écailles prisonnières du bois s'animaient sous la caresse du boutiquier.

Il ouvrit ensuite un second tiroir, laissant échapper d'autres bruits incongrus, mélange de barrissements d'éléphant et de cris de morse et de rhinocéros ; il le referma en soupirant et dit pour tenter de me rassurer : »Vous verrez, vous vous habituerez avec le temps»

Le tiroir suivant incrusté d'ivoire fossile s'ouvrit tel une gueule de mammouth avec un fort accent sibérien et si je ne comprenais pas les mots, j'en devinais le message.

Plus discret, le tiroir suivant s'offrit silencieusement mais l'odeur du corozo, de l’ivoire végétal arraché au palmier à ivoire Phytelephas qui pousse dans les forêts amazoniennes ne m'échappa pas. Le vendeur résigné se pinça le nez en refermant la case odorante.

Puis ce fut le tour d'un tiroir criard et exubérant, orné d'os du casque corné d'un pauvre cacatoès indonésien que le vendeur eut toutes les peines du monde à refermer. Il transpirait abondamment – le vendeur, pas le cacatoès – voyant s'éloigner ses chances de se débarrasser de son exotique et non moins récalcitrant secrétaire.

Si les deux tiroirs suivants – plus banals que banaux – étaient ornés d'os de bœuf et de mouton, les derniers plus sauvages à l'ouverture sentaient le cervidé, la corne de cerf ou de chevreuil.
L'antiquaire les referma d'une pichenette dédaigneuse pour s'intéresser à ce qu'il me présenta comme la perle des tiroirs, un décor de nacre issu d'huîtres perlières alternant avec le troca, escargot de mer polynésien économiquement plus avantageux.

Si l'antiquaire enlacé au secrétaire jouissait en silence, je n'osais lever les yeux sur le dernier tiroir, un joyau incrusté de corail extorqué clandestinement aux mers chaudes de Chine, d'Indonésie ou de Méditerranée selon la bonne fortune de son prédateur.
Je me reculai pour apprécier ce qui allait devenir mon secrétaire pour la vie et je réalisai que c'était lui qui m'observait. Il s'en dégageait une respiration, un halètement, un concert de plaintes muselées aux accents à la fois bovin, caprin, ovin, marin, sous-marin et antédiluvien qui me donna la nausée.

Je ne sais pas ce qui m'a pris de demander : »Savez-vous s'il y a un IKEA dans le coin ? »

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