mardi 5 avril 2016

La grande garce

Publié aux Impromptus Littéraires à partir de l'incipit suivant:
"Le salon dormait dans la pénombre"



Le salon dormait dans la pénombre et désormais c'était mieux ainsi.
Je n'avais jamais aimé ce salon aux moulures tarabiscotées, aux tableaux exotiques et aux lourdes tentures de velours rouge.
Je n'aimais pas non plus la grande glace, taraudé par l'idée farfelue qu'on pouvait m'y observer de l'autre côté du miroir.
Depuis que j'étais môme le salon de tante Agathe résonnait chaque jeudi à cinq heures du caquetage de ces poules aux yeux trop peints, aux ergots trop pointus, aux bouches trop rouges et à qui il fallait faire la bise sur des joues aux parfums surannés.
Depuis cette époque je n'ai jamais aimé les jeudi, ces jours de grande clarté, de tintement des petites cuillère en argent et de ce grand déballage de lieux communs.
Je rougissais aux compliments appuyés, à ces regards malsains posés sur moi et j'aurais fui à toutes jambes s'il ne m'avait fallu participer au service du thé et des sucreries auxquelles je n'avais pas droit en leur présence.
J'aurais voulu chasser ces gourgandines alors que je sens encore leur présence et le froissement des étoffes dans la pénombre rassurante du salon.

Les jours de pénombre voyaient des messieurs frapper l'huis du pommeau de leur canne, de lourdes cannes de vieux messieurs bedonnants en redingote et que j'introduisais au salon en baissant les yeux sur leurs chaussures trop vernies.
Tante Agathe s'amusait de ce rôle d'huissier qu'elle me faisait jouer malgré moi chaque samedi.
Je crois que je n'ai jamais aimé les samedi.
Dès la porte du salon refermée je m'activais au rangement d'une cape, d'un chapeau ou d'une canne pour filer au parc avec mes recueils de poèmes.
J'ai grandi avec Baudelaire, Mérimée et Musset sous les grands chênes ou au bord de quelque allée de rosiers grimpants, loin des ronds de jambe et des pincements de fesse.
J'aimais la poésie, cette langue que personne ne parle et que tout le monde comprend.

Et puis est venu un jeune homme dont j'ignorais tout sauf qu'il était beau, que tante Agathe était soudainement devenue belle et mes chers poètes subitement ennuyeux.
Les gourgandines se firent de plus en plus rares le mercredi, ce qui n'était pas pour me déplaire et le salon me fut interdit chaque jour un peu plus.
Tante Agathe s'était mise au rituel de l'absinthe et moi à Zola dont l'Assommoir m'ouvrit les yeux sur les misères et les vices de ce monde.
Gervaise attendait Lantier et moi je n'attendais rien plus que d'ouvrir la maison au beau jeune homme dont j'ignorais tout mais qui aurait pu être artiste, professeur de chant tant il enseignait si bien les vocalises à ma tante...

Après avoir bien beuglé elle devint ombrageuse, s'enfermait de longues heures, prétextant des migraines jusqu'à ce jour où je lui trouvai un gros ventre et osai lui en faire la remarque sur un ton sarcastique.
Le soufflet que je reçus me brûla longtemps, trop longtemps jusqu'à aujourd'hui où j'ai serré son cou, son cou si blanc et cette gorge qui roucoulait trop fort derrière la porte fermée du salon enténébré.
Son regard étonné avait laissé place à une peur panique tandis qu'un collier de perles bleues naissait sous l'étau de mes doigts... Zola n'avait-il pas ressenti cette même pulsion en imaginant sa bête humaine ?

Maintenant le salon dort dans la pénombre même si je crois deviner le bruissement des étoffes et les râles étouffés.
J'ai saisi la bouteille d'absinthe et l'ai lancée contre la grande glace, celle que j'avais fini par appeler la grande garce.
Derrière les débris du miroir il n'y avait qu'un mur triste.
J'ai ouvert en grand la porte du salon même si je sais que le beau jeune homme dont j'ignorais tout ne viendra plus.

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