mardi 7 mars 2017

Le ver dans le fruit

Publié aux Impromptus Littéraires sur le thème: Comme une poussière dans l'oeil




De son lit Monsieur Bourgeois observait le plafond et vit que c'était là puis il regarda le mur d'en face et vit que c'était encore là alors il regarda du côté où dort madame Bourgeois mais c'était toujours là contrairement à madame qui n'y était pas; c'était comme un papillon facétieux ou plutôt comme une poussière dans son oeil gauche.
“Pourquoi mon oeil gauche ?” s'offusqua t-il. Ici rien n'avait jamais été de gauche dans leur cossu appartement de l'avenue Montaigne, le dernier endroit où il pouvait y avoir une once de poussière puisque de son plumeau Fanny la traquait de mâtines jusqu'à vêpres et parce que le prix outrancier des loyers s'était depuis longtemps chargé de chasser la dernière escarbille.
Chez les Bourgeois ça sentait le propre, le respectable même s'il fallait qu'une soubrette s'affaire dans la maisonnée, question de standing.
Alors Monsieur Bourgeois sortit du lit sans l'aide de madame qui avait visiblement déserté; il frotta son oeil en pensant bêtement que l'infâme poussière disparaîtrait ... mais non elle s'accrochait, insolente comme un camouflet.
Il se retint d'appeler Fanny pour qu'elle y jette un coup oeil; à cette heure elle devait ramper à quatre pattes comme chaque matin, à la recherche d'un improbable mouton sous le lit de la chambre d'amis.

A la salle de bains, point de madame Bourgeois pourtant principale occupante des lieux; Monsieur Bourgeois s'empêtra dans un déshabillé abandonné sur le carrelage puis à l'aveuglette il s'empara du miroir grossissant pour y scruter son visage, cherchant le fâcheux... et il le vit!
Débusquée, la chose s'était mise à bouger au point qu'il aurait pu en compter les pattes s'il n'avait été pris d'un terrible tremblement.
L'occupant marchait sur lui, violait son intimité, le piétinait impunément sans qu'il puisse rien faire. Le ver se tortillait comme s'il cherchait à se cacher et Monsieur Bourgeois en perdit le miroir qui se brisa sur le sol.

Alertée par le bruit Fanny était accourue, échevelée et armée de son fidèle plumeau mais la triste nudité de Monsieur la stoppa dans son élan; elle détourna le regard avec un petit cri faussement effarouché.
“Ne restez pas plantée là” tonna Monsieur Bourgeois “dites-moi plutôt ce que vous voyez!”
Les yeux ronds et la bouche pincée, Fanny se rapprocha: “Qu'y aurait-il à voir, Monsieur?”
“Une poussière dans mon oeil gauche, évidemment” aboya t-il en écartant fébrilement les paupières avec ses doigts.
Nez contre nez, Fanny hésita à lui offrir ses lèvres; il était d'usage qu'une soubrette offre ses lèvres au maître de céans, question de standing.
C'est ainsi que les découvrit madame Bourgeois, toute aussi échevelée et sortie d'on ne sait où.
“Je cherchais une poussière” expliqua Fanny en rosissant, le rouge étant réservé à des situations plus scabreuses.
“Avec ton plumeau ?” rugit madame, courroucée après quoi haussant les épaules elle partit ruminer sa rancoeur en cuisine.

Le primo-diagnostic du professeur britannique Chitharamdam contacté au téléphone tomba: à vue d'oeil – c'est à dire compte-tenu de la qualité de la communication – il s'agissait d'une larve de Fannia canicularis, une larve de mouche exotique pondue céans.
Selon l'éminent ophtalmologiste, le danger était que le ver ne pénètre plus avant, probablement jusqu'au cerveau et que madame Bourgeois ne fasse une bien trop jeune veuve.
Monsieur Bourgeois s'évanouit à plusieurs reprises, ponctuant ses réveils de grands cris et protestations à l'encontre de la gent diptère, brachycère et autres Musca domestica!
S'ensuivit une diatribe sur la sécurité de l'arrondissement, sur le laxisme des services d'hygiène et ces rumeurs d'immigrations qui enflaient...
“Il faudra opérer sans tarder” trancha le spécialiste sur un ton grave à la hauteur de sa notoriété avant de raccrocher le bigophone pour affaire plus urgente.

Monsieur Bourgeois se voyait borgne si l'on peut s'autoriser cette tournure morbide.
C'était sans compter sur Fanny à qui une grand-tante mi-rebouteuse mi-sorcière mi-grand-tante avait légué quelques secrets et la soubrette déclara qu'elle se faisait fort d'extirper l'asticot séance tenante, sans diplômes ni salamalecs et sans douleur.
Il est curieux de constater que dans la détresse et l'adversité, une préposée aux poussières qu'elle soit de gauche ou de droite peut prendre une grande importance aux yeux de ses maîtres.
On se pressa en cuisine où des aromates furent étalés sur la table ainsi que Monsieur.
Ayant appliqué une feuille de basilic sur le globe oculaire gauche de l'agonisant, Fanny constata que la bestiole avait sorti la tête en vue d'une migration stratégique.
Frotter entre elles des feuilles de basilic jusqu'à en dégager une puissante odeur suffit alors à incommoder l'intrus qui rendit grâce sous le regard rasséréné des Bourgeois.

Bien vite Monsieur Bourgeois – libéré de cette peccadille – retrouva sa superbe et son regard hautain :”Retournez à vos tâches, Fanny... Voici neuf heures et cette mésaventure m'a ouvert l'appétit”.
L'oeil encore larmoyant il ne vit pas le ver sournois qui s'installait dans le fruit , il ne vit pas madame s'engouffrer dans la chambre d'amis dans le sillage enivrant du basilic et de son amante emplumée...



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