samedi 14 janvier 2017

Le trou de l'Epiphanie


Publié aux Défis Du Samedi sur le thème: Derrière le mur




Au début je n'entendis rien ou presque rien.
Il faut dire que je ne suis pas du matin, alors les bruits du matin... le raffut du traditionnel cadeau de Germaine me rappelait plus celui d'une tondeuse à gazon que d'une tondeuse à barbe.
Alors j'ai ressorti le bon vieux rasoir mécanique que Germaine avait relégué dans un tiroir quand on s'était mis en ménage.
Qui dit bon vieux rasoir mécanique veut dire coupures, saignements et pansements mais c'est à ce prix que j'ai pu l'entendre.
C'était comme un chuintement, un bruissement, le souffle d'une respiration ténue que j'identifiai en collant mon oreille contre le froid du carrelage entre la paroi de douche et l'armoire à pharmacie.
Alors machinalement – par je ne sais quel étrange élan de curiosité – j'ai commencé à gratter le joint du carrelage avec mon ongle.
Et puis de grattage en grattage – seulement deux minutes chaque matin après avoir refait mes pansements et pour ne pas me mettre en retard au travail – mes ongles se sont élimés alors tout naturellement je me suis servi de la lime à ongle dont je n'avais plus d'utilité pour mes ongles hormis ceux des pieds.
J'avais calculé que si le mur était aussi friable que le joint – vous savez, ces murs d'appartement qui laissent passer les chuintements comme les éclats de scènes de ménage – s'il faisait cinq centimètres d'épaisseur et s'il se trouvait précisément de l'Autre Côté un autre joint aussi friable que le mien... et à raison de trois millimètres par jour sauf le dimanche où j'en grattais le double je franchirais la frontière dans quatorze jours soit le dimanche de l'Epiphanie, ce jour béni où Germaine se rend traditionnellement chez sa vieille tante Dolorès pour chercher la même vieille fève sucée et resucée dans une part de galette.

Germaine me regardait bizarrement depuis quelques jours, peut-être à cause de tous ces pansements sur mon visage, sur mes doigts ou à cause de l'air radieux que j'affichais en sortant de la salle de bains où je m'éternisais deux minutes de plus que d'habitude sauf le dimanche bien sûr.
De l'Autre Côté la respiration s'était considérablement amplifiée avec comme un petit sifflement poitrinaire à la fin de chaque cycle.
Alors je me suis mis à l'imaginer galbée et opaline, laiteuse à souhait avec des aréoles rosacées qui se soulevaient à chaque respiration; c'est çà... une bouche qui aspirait et une poitrine qui transpirait. Et moi donc.
Parfois un ronronnement comme le bruit du sèche-cheveux l'accompagnait.
ELLE devait les avoir longs, ruisselants sur sa croupe au sortir de la douche.
J'imaginais des fesses fermes, joufflues et un joli triangle crépu qu'en se retournant ELLE m'offrirait... IL m'offrirait?
Cette idée me glaça le sang et j'en cassai la lime à ongle.
J'étais alors passé à la visite supérieure avec un couteau pointu mais ce tournevis de fortune travaillait trop vite et je dus ralentir mon travail de sape.
Chaque matin je scrutais la fine poussière, guettant un changement de couleur ou de texture qui m'annoncerait que je touchais au but.
J'attendais ça comme attend un roi de l'évasion, traçant parfois de la pointe du couteau de grands Z comme j'avais vu le faire le héros télévisé, masqué et en noir et blanc de mon enfance.
Germaine, son truc c'était les Feux de l'amour et si je la voyais dépérir à chaque épisode, je ne donnais pas long feu de son coeur d'artichaut.
La veille du jour tant attendu, alors que la poussière avait muté en débris de joint de carrelage rose je crus que le mien allait éclater... pas le carrelage mais mon coeur.
Seul un être sublime pouvait avoir eu l'idée d'un joint de carrelage rose dans cet immeuble si triste et si fade...
Deux millimètres de rositude me séparaient d'ELLE et de son ravissant petit sifflement de poitrine.
Et si ELLE était malade? Bronchiteuse? Asthmatique ou plus grave encore?
Le ronronnement rassurant balayait mes craintes, berçait mon oreille d'une douce musique mais j'y voyais aussi le bruit d'un respirateur artificiel branché sur un corps squelettique.

Le jour suprême je crus pourtant entendre chantonner au moment où Germaine claquait la porte derrière elle... ou bien c'est moi qui fredonnais :”Un prisonnier, qui surgit hors de la nuit Gratte vers l'aventure au couteau...”
Les ultimes coups furent fébriles et maladroits, je me coupai deux fois car j'avais éteint la lumière pour mieux découvrir l'Autre Côté, mais sans crier gare la dame léboucha... pardon, la lame déboucha.
J'avais tant de fois collé mon oreille au trou que j'hésitais cette fois à y risquer mon oeil.

Heureusement car de l'Autre Côté ON fouillait aussi de la pointe d'un vrai tournevis!!
Pour un peu nos deux pointes avaient failli ferrailler comme dans l'épisode Zorro contre Cupidon.
L'outil ennemi ayant rageusement fourragé puis pénétré délibérément dans MON trou, il se retira enfin.
L'oeil que je vis était clair, presque translucide avec un iris gris foncé... à coup sûr une personnalité à double facette, une Dr Jekyll ou une Mrs Hyde?
Pourquoi ai-je bredouillé: “Vous avez d'beaux yeux, tu sais...”; je n'en sais fichtre rien.
Peut-être n'était-ce que l'oeil d'un chat ronronnant au spectacle de sa maîtresse nue?
De l'Autre Côté ELLE s'était mise à rire; le ravissant petit sifflement poitrinaire s'était mué en un rire gras, un bon gros rire de femme bien nourrie, vulgaire, obscène.
Je l'ai entendue brailler à quelqu'un d'autre :”Ca ira comme ça pour accrocher ton foutu tableau?”
L'Autre a dû dire oui car l'instant d'après, MON trou fut masqué – comme le héros télévisé et en noir et blanc de mon enfance – par quelque affreux cadre de supermarché.

Je me souviens qu'il était dix heures.
En chevauchant à bride abattue tout en comprimant mon doigt sanguinolent avec un mouchoir, je devrais arriver à temps à Monterrey – enfin, à Montreuil – chez la vieille tante Dolorès pour gagner cette vieille fève... et faire une reine.


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