publié sur Les Impromptus
Littéraires
Depuis
qu'il avait ouvert ses mirettes un soir de juin, il y a bien trente
années de ça, Amadou
avait toujours été captivé par le rayonnement jaune-orangé du feu de
camp, d'abord pour le réconfort de sa chaleur mais davantage pour sa
lumière dansante qui donnait aux corps accroupis des airs
de fantômes tremblants.
Aujourd'hui toute cette lumière, il la retrouvait chaque nuit
accompagnée d'étincelles dans les yeux de Tara juste avant qu'elle ne
s'offre à lui, la croupe tendue comme un calice doré.
Une fois de plus, Amadou aligna méthodiquement ses tubes de roseau
devant lui sous le regard interloqué des gosses qui ne comprenaient pas
qu'un adulte puisse passer des jours à jouer
ainsi.
Ils allaient voir tous ces chacals qui ricanaient sur son passage
depuis qu'il avait annoncé son projet... ils allaient en voir de toutes
les couleurs! On ne l'appelait pas Amadou pour rien, lui
qui semblait être né avec des pierres de quartz dans les mains; depuis
l'éruption magique du volcan Yasur qui avait semé la terreur sur toute
l'île de Tanna, il avait compris quel serait son
destin, ce pourquoi il avait grandi sur cette terre aride et
inhospitalière; il allait créer son oeuvre de feux multicolores et
d'explosions assourdissantes, un spectacle que les siens et même
leurs proches ennemis n'oublieraient plus jamais après l'avoir vu!
Tara croyait en lui et l'accompagnait souvent dans les expériences
secrètes qu'il menait à l'écart du groupe à la nuit tombante. Accroupie à
distance raisonnable de ces engins magiques, elle
l'avait vu progresser, se brûler les doigts aux tisons rougeoyants,
tordre en gromelant la mêche rebelle de fibre graisseuse, pester quand
le tube de roseau faisait long feu... puis de timides
lueurs avaient pris leur envol par dessus les grands arbres en
sifflant comme le milan et elle avait tapé dans ses mains tellement tout
ça était merveilleux!
Elle se précipitait vers son dieu, voulait s'offrir encore mais il la
repoussait, en proie à une excitation bien plus bestiale, mélangeant à
nouveau des pincées de salpêtre et de soufre à la terre
rouge du sol.
Il était loin d'être satisfait même si Tara était subjuguée... ça
devait aller plus haut, péter plus fort et il bourrait fortement la
terre au bout du roseau à s'en écorcher les doigts. Pour les
couleurs, il avait testé tout ce que la nature pouvait offrir dans son
sol mais il n'obtenait que des rouges et des jaunes alors qu'il rêvait
de faire jaillir le bleu lumineux du corail, le vert
des grands iguanes et toutes ces nuances qui irisaient ses rêves et
teintaient ses nuits agitées.
Quand il eut découvert l'effet surprenant du mica et qu'il se fut
résigné à ces seules couleurs or, sang et blanc; quand il eut manqué
d'incendier toute la canopée et dépassé la cime des plus
grands eucalyptus d'au moins cinq jets de fronde... il décida qu'il
était fin prêt pour montrer son oeuvre.
D'étranges nuages masquaient la lune ce soir là, le vent était
brusquement tombé et Amadou le vit comme un signe; alors d'un geste il
avait envoyé Tara battre le rappel de la tribu.
Peu lui importaient les sarcasmes et ceux qui bouderaient son
spectacle, il était prêt à assumer la gloire et tous les honneurs qui
lui seraient rendus.
Comme il vérifiait pour la centième fois son dispositif dressé sur la
colline, la foule des curieux s'était rassemblée et Tara vint près de
lui, riant de toutes ses dents; la petite étincelle était
là dans ses yeux... alors il prit les pierres de quartz et lui tendit
pour la première fois. Elle ne souriait plus, attentive à leurs deux
respirations oppressées: elle frappa les pierres de quartz
contre la poudre d'amadou, et à cette seconde un grondement terrible
jeta la tribu à terre dans un désordre indescriptible.
Les femelles hurlaient en levant les yeux vers l'immense colonne incandescente qui inondait le ciel ! Yasur s'était réveillé.
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