Comment
Germaine avait-elle fait pour m'entraîner dans
le grenier familial ?
C'est
fou ce qu'on peut garder comme cochonneries dans ces musées de
vieilleries qui sentent le vieux cuir et le patchouli.
En
éternuant je sortis la croûte de l'étui poussiéreux qu'elle
m'avait désigné d'un doigt tremblant; la tête abandonnée sur mon
épaule, Germaine défaillait et pour une fois ne disait rien, ce qui
mérite d'être souligné.
La
toile apparut et je poussai un sifflement admiratif :"Tes vieux
se sont pas fichus d'toi, ma poule"
"C'est
tout c'qui m'reste d'elle" souffla t-elle et elle ajouta avant
de s'évanouir : "M'man était belle, hein ?"
Ses
pâmoisons ne duraient jamais longtemps, dans dix secondes j'allais
savoir ; je demandai : "C'est qui qu't'appelles M'man ?"
"Ben
ma mère, Paulette... ta belle-mère quoi! Tu r'connais pas ta
belle-mère ?"
Les
deux femmes du portrait évoquaient plus des gourgandines en goguette
que des mères de famille.
Si
j'avais rencontré une belle-mère comme ça, je m'en serais souvenu,
je n'aurais même pas eu un regard pour sa fille et donc elle
n'aurait pas pu être ma belle-mère et bref... tout ça commençait
à me prendre le chou.
"Ta
mère... ma belle-mère... c'est la rousse qui pose masquée ?"
Germaine
avait vite repris des couleurs : "Mais non! Elle est en blanc
dans sa robe de mariée en satin avec les perles assorties, celle-là
même que j'ai portée à mon tour pour notre mariage mais Môssieur
était bien trop pressé de m'la retirer pour s'en souvenir
aujourd'hui !"
Elle
sanglotait.
Là,
Môssieur n'avait plus qu'à s'raccrocher aux branches pour ne pas
s'enfoncer un peu plus comme d'habitude : "Maint'nant que tu
l'dis, c'est vrai qu'vous vous ressemblez... elle était vachement
belle à l'époque"
C'est
vrai que le "à l'époque" était de trop mais c'était la
vérité et puis j'ai jamais su me raccrocher aux branches.
"Normal"
lança t-elle, furibonde "c'était la Belle Epoque"
Il
fallait faire diversion : "et la grande rouquine qui
s'cache derrière alors ?"
"Oh
celle-là c'était l'Angèle Lupin, une copine d'enfance mais on n'a
pas l'droit d'en parler vu qu'elle avait débauché mon père"
J'insistai
pourtant : "Lupin, d'la famille d'Arsène Lupin ?"
Germaine
me dévisageait : "Pourquoi ? Toi aussi tu connais une Lupin ?"
"Non,
chérie... c'est juste à cause du masque, ça fait ringard, limite
chelou"
Germaine
explosa : "Chelou ? Un Lynch chelou ? Tu réalises que t'es
devant un Lynch ?"
Je
poussai un second sifflement admiratif : "Lynch ? Celui qu'a
fait Elephant Man ? J'te crois pas... ta mère a fréquenté David
Lynch, elle qu'avait jamais quitté Chateauroux ?"
Comme
moi, Germaine s'était arrêtée de respirer.
Elle astiqua ses
lunettes et se pencha sur le tableau, y cherchant la signature de
celui qui avait immortalisé la sublime Paulette et la mystérieuse
rouquine Angèle Lupin briseuse de couples.
"Albert
Lynch !" hurla t-elle "Albert... pas David"
J'étais
pourtant sûr que Lynch se prénommait David et je sentis qu'on
allait encore se prendre la tête pour rien, déjà que son Angèle
n'était pas une vraie Lupin, de la vraie famille de détrousseurs
mondains.
J'avais
du mal à imaginer Lynch barbouillant des toiles et encore moins pour
des modèles comme ma belle-mère et sa rivale.
Germaine
revenait à la charge : "Et le chapeau ? Tu t'souviens au moins
d'mon chapeau à plume ? Tu l'avais rajouté dans ma corbeille avec
la jarretière pour faire monter les enchères! Dès ce moment-là
j'ai cerné l'bonhomme que j'épousais!"
Le
bonhomme – c'est à dire moi – se souvenait surtout du mousseux
éventé de chez Félix Potin, des chaussures André trop neuves et
de l'accordéoniste, de ses canards et de sa danse des canards... et
trop peu de sa belle-mère.
On
dit qu'avant d'épouser une femme il faut regarder sa mère ; on
dit aussi que le mariage est la première cause de divorce mais on
n'en était pas tout à fait là avec Germaine.
Des
farfelus ont même inventé une météo des mariages, mariage
pluvieux, venteux ou soleilleux comme si l'érection du mercure dans
le thermomètre garantissait un bonheur durable et sans nuages!
Le
bonhomme n'avait plus qu'une envie, remballer le Lynch, la
belle-doche et la rouquine ravageuse et aller faire un tour au parc.
J'aime
bien les tours au parc, on y réfléchit sur soi, sur l'autre et sur
les autres ; on s'assied côte à côte cinq minutes pour
regarder bouffer deux pigeons idiots et ces jeunes couples aussi
idiots qui s'bécotent sans voir les pigeons. J'crois qu'c'est un
poète qui raconte ça... Mistral ou Mistral Gagnant, ou Brassens, un
nom comme ça.
Bon,
fallait faire retomber la pression, désamorcer le conflit alors j'ai
enlacé Germaine en ajoutant : "T'as raison ma poule, il était
doué ce David Albert Lynch mais il aurait tout aussi bien pu les
filmer"