Kampot
– Sihanoukville : 120 kilomètres
Je
quitte la capitale mondiale du poivre, sa plantation près du lac
Secret, sa rivière Prek Teuk Chhou aux rives apaisantes et propices
à la méditation, ses pêcheurs au filet sans me douter un instant
de ce qui m'attend.
Il
faut être fou pour s'y lancer en tuk-tuk (prononcer touk touk) mais
un conducteur de tuk-tuk ne sait pas dire non, le hochement de tête
et le sourire font partie de sa panoplie, tout comme le bidon
d'essence de secours et d'abord le klaxon indispensable pour
s'imposer dans les combats de route.
Je
me demande si je n'aurais pas dû brûler de l'encens avant le
départ.
Une
belle liasse de riels en poche suffirent à mon chauffeur pour
s'élancer à tombeau ouvert soit trente kilomètres à l'heure et
des poussières, beaucoup de poussière.
Au
Cambodge, étonnamment les kilomètres font mille mètres et les
heures font soixante minutes.
A
tombeau ouvert – il était ouvert en effet – cent fois on manqua
d'y tomber sur cette route carrossable mais encombrée d'engins
hétéroclites... quatre-quatre, taxis, scooters, tracteurs poussifs
et vaches maigres. Avec beaucoup de chance, j'attraperais le bateau
du soir pour l'île de Koh Rong Sanloem et ses plages paradisiaques
qu'on vantait dans les dépliants touristiques.
Germaine
me voyait déjà encensé par Denis Brogniart et m'avait supplié de
ramener le saint Graal à la maison... un de ces colliers d'immunité
qui vous mène tout droit vers les poteaux et dont la quête
agglutine les téléspectateurs en mal d'aventure!
Sur
la route chaotique on dût rouler plusieurs fois sur de grands sacs
de couleur orange que j'assimilai à des poubelles car l'hygiène
n'est pas le premier souci du cambodgien et puis ça ne pouvait pas
être des bonzes... on voit plus souvent le bonze sur une moto que
dessous.
Bien
qu'on ne respecta ni les panneaux stop, ni les feux rouges, ni les
coups de sifflet de la police, il était évident qu'on n'arriverait
pas avant la nuit et ici la nuit tombe plus vite qu'ailleurs et sans
crier gare.
Difficile
de demander d'accélérer quand on ne connaît que quatre mots de
khmer : "Aukun" pour dire merci et "Som kèt loi"
pour demander l'addition.
A
Sihanoukville l'embarcadère était vide et, muni de mes quatre mots
de khmer il ne me restait plus qu'à trouver une chambre où passer
la nuit.
J'ignorais
que Sihanoukville est chinoise, hôtels, restaurants, casinos,
boutiques et même chambrettes sordides, tout dans cette ville que
d'aucuns appellent Chine-Noukville est chinois.
Alors
je pris la chambrette sordide après avoir sifflé un certain nombre
d'Angkor beer, la bière nationale.
Angkor
se prononce Encore... je ne saurais dire si c'est un avantage car on
m'en apporta Angkor et Angkor – à croire qu'ici on parlait
français – jusqu'à ce qu'on me traîne à ma chambrette...
Dans
ma nuit tourmentée je fus réveillé en sursaut par une bruyante
cavalcade.
Ça
cavalcadait dans ma chambrette, une créature à tête de dragon, aux
multiples bras, aux yeux exorbités et aux mamelles brimbalantes me
chevauchait en criant des mots que je n'avais pas eu le temps
d'étudier dans mon lexique et que je traduisis approximativement par
"Alors mon biquet, on dormait ? Ça n'est pas très galant pour
ton hôte !"
Il
me sembla que le dragon criait "Angkor! Angkor!" juste
avant que je ne meure étouffé, en tout cas je me suis évanoui
Au
petit matin – ici en avril le soleil déboule vers 5 heures 30 –
je pris congé de mon hôtelière; celle-ci me décocha une oeillade
et si je ne reconnus pas ma furie de la nuit, j'avoue qu'aujourd'hui
encore j'ai un doute.
J'avais
l'impression désagréable d'avoir été piétiné par un troupeau
d'éléphants alors que je n'en avais pas vu la queue ni la trompe
d'un depuis mon arrivée; je bredouillai un mélange de "Som kèt
loi" et de "Aukun" en jetant quelques dollars sur le
comptoir puis je filai en direction de Serendipity Beach et de son
embarcadère.
.........................
Le
sable est chaud et blanc, l'eau est chaude et transparente et les
cocktails sont frais et à la mangue.
Que
dire de plus? Que j'ai troqué la Angkor beer pour la Cambodia beer
et que je me sens parfaitement bien.
Ah
si Germaine me voyait; en fait elle me voit puisque avant mon départ
elle a exigé que je poste toutes les deux heures une photo sur
Facebook.
Pourtant
je ne briserai pas ses illusions, ses rêves de robinsonne.
Je
ne lui montrerai pas ces bateaux qui déversent dès 10 heures du
matin leur bruyante cargaison de chinois venus barboter sur ce qui
sera bientôt LEUR île.
Je
ne lui montrerai pas ces chinoises qui se baignent tout habillées
avec leur ombrelle dans une main et leur perche à selfie dans
l'autre.
Je
ne lui montrerai pas les déchets et les immondices qui souillent le
sable blanc après leur départ.
J'attendrai
18 heures après le dernier appel de la sirène de leurs bateaux pour
lui envoyer mes images de ce petit paradis.
Mon
bungalow parmi les cocotiers a eu la bonne idée de s'appeler Freedom
Island et là aucun dragon lubrique ne vient déranger mes couchers
de soleil ni troubler mes nuits.
A
mon retour je rapporterai un cadeau à Germaine, un sac ou un article
en peau de crocodile à la condition qu'il ne soit pas estampillé
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