samedi 19 mai 2018

Par ici la monnaie

Publié aux Défis Du Samedi sur le thème : Numismate



J'avais hérité de mon grand oncle Hubert d'une belle pièce montée sur la bague de fiançailles de ma grand tante Anastazia représentant la décapitation du grand vizir Kara Mustapha en 1683 sous les murs de Vienne par le sultan Ibrahim 1er; il était grand temps de la monnayer et d'en tirer de quoi offrir à Germaine cette suspension baroque à pampilles dont elle rêvait depuis des lustres.

J'avise donc le guichet d'une officine où quelqu'un avait pris soin d'inscrire les horaires de fermeture ce qui me permet d'en déduire les horaires d'ouverture... à moins qu'on ne nous cache un troisième horaire.
Le guichet est sensé ouvrir à quatorze heures et comme il est quatorze heures et des poussières vu que le ménage laisse à désirer, je me permets de frapper au susdit guichet.

Dans la poussière un vieux rond-de-cuir déboule du fond de la pièce par une porte dérobée.
On reconnaît les portes dérobées aux espèces de vieux gonds qui la tiennent et les vieux rond-de-cuir à leur blues rapiécé.
Celui-ci a l'air d'avoir un sacré blues et me lance avec un fort accent turc un "On n'est pas aux pièces!" que je rattrape au vol.
Histoire de lui rendre la monnaie de sa pièce, je lui rétorque que s'il n'est pas aux pièces je me demande bien qui d'autre peut l'être ici.
C'est qu'il a son franc parler le préposé, il est à l'emporte-pièce le bachi-bouzouk !

Je lui soumets mon bijou de famille, pièce à l'appui car mon grand oncle Hubert ne faisait pas les choses à moitié tout comme sa moitié... ma grand tante.
On n'avait jamais trop aimé les pièces rapportées dans ma famille mais cette grand tante avait du bien et du coup toute la famille trouvait ça très bien.

Le vieux rond-de-cuir s'empare de mes pièces, s'endort dessus un bon moment avant d'émettre un grognement de désapprobation.
Il a consulté ses archives dorées sur tranche, disséqué ma pièce rapportée et mon bijou de famille... je n'aime pas me faire tripoter !
"Ce faux-document a été créé de toute pièce" bougonne t-il en me rendant le certificat d'authenticité.
"Quoi ma pièce ? Qu'est-ce qu'elle a ma pièce ?" fulmine-je.
(Oui, je sais, ça n'est pas facile de dire fulmine-je)
"Je constate que Kara Mustapha n'a pas été décapité en 1683 par Ibrahim 1er comme vous le prétendez" insinue le vieux débris "mais étranglé par le fils d' Ibrahim 1er, le sultan Mehmed IV qui lui succéda à l'âge de 6 ans" et il referme son foutoir et son guichet sans se soucier des horaires de fermeture.
J'ai envie d'en étrangler un qui n'est pas grand vizir mais le guichet est imprenable, taillé d'une pièce dans du bois d'arbre, du tremble ou du frêne mais surement pas du charme...
Je trouve le lieu approprié pour le mettre en pièces, si seulement je pouvais passer la barrière du comptoir.
Le vieux en profite pour se dérober par la porte du même nom en faisant geindre les espèces de vieux gonds.
Pour la seconde fois je fulmine :"Qu'est-ce que ça peut bien foutre que ce Mustapha se soit fait dessouder par Ibrahim ou par Mehmed ? Je vous demande la valeur de cette pièce montée... c'est pas sorcier !"
La porte se dérobe brutalement sous le coup d'épaule d'un sorcier patibulaire qui vient droit sur moi.
Les espèces de vieux gonds sont restés coi et je décide de les imiter.
Le costaud s'empare de mon bijou et y croque un grand coup: si sa mâchoire est d'acier, le silence est d'or mais pas ma pièce démontée !
"C'est du toc" aboie t-il d'une voix de mutant en me balançant ce qui reste de mon bijou de famille: Mustapha a morflé, décapité pour de bon.
Ma grand tante Anastazia nous aurait tous entôlés ?
Je sors de l'officine en me retournant une dernière fois.
Sur l'enseigne je peux lire "Par ici la monnaie" et en dessous "Ibrahim & Fils depuis 1650"




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