Publié aux Défis Du Samedi sur le thème de la procrastination
Procrastiner
c'est remettre à deux mains ce qu'on peut faire avec une seule
J'en
étais là de cette masturbation intellectuelle quand Germaine a
déboulé sous l'appentis où j'avais envisagé de désosser la
tondeuse à gazon pour retrouver la mèche de cette foutue bougie.
”Tu
sortiras les poubelles, chou” m'a t-elle susurré de cette voix
de crécelle dont raffolent les voisins à l'heure de la sieste.
Je
n'ai jamais compris pourquoi la délicate opération de transport des
poubelles est le propre de l'homme alors que la vue de mains
féminines cramponnant les anses et celle d'une croupe vacillante au
bord du trottoir sont un ravissement pour les yeux... bref je venais
d'écoper d'une corvée rébarbative et sans aucun intérêt pour un
mâle normalement constitué.
”Tu
sortiras les poubelles, chou” répéta t-elle comme un écho
tandis que l'homme au sommet de son art s'essuyait le front d'un
ample revers de main crasseuse, soulignant ses rides viriles d'un
sillon de cambouis digne de Jean Gabin dans la Bête humaine.
J'eus
alors droit à un baiser fougueux doublé d'un balayage de cheveux
embroussaillés aux fragrances head&shoulder Air fresh car
Germaine le vaut bien.
Je
réalisai que pour elle la coupe était pleine et peut-être aussi
les poubelles.
J'ai
marmonné un “J'le f'rai demain” auquel a répondu un
“Demain, ça s'ra trop tard” et j'ai repris mon autopsie:
chant stérile, clés à haleine, compresses ou plutôt sparadrap,
Chatterton... admirative, Germaine m'observait.
Depuis
le premier jour j'avais prisé cette ténacité chez Germaine, cette
manière de camper sur la ligne de front avec deux yeux revolver
prêts à défourailler, sa choucroute blonde à la Pamela Anderson
et ce tremblement de la lèvre inférieure qui m'ôte toute envie de
quémander un baiser.
C'est
ainsi que je l'aime... rebelle, belle et rebelle – c'est marrant,
ça rime avec poubelle –
indomptable!
C'est
le mot qu'elle emploierait mais je préfère têtue.
Têtue
c'est moins blessant qu'incurable et je n'ai pas envie de la blesser
à cet instant crucial où je sens que cette foutue tondeuse à gazon
va repartir de plus belle.
C'est
aussi l'instant où Germaine entame les négociations à coups
d'arguments crescendo:
et
que les éboueurs passent demain matin à cinq heures
et
que si on manque le rendez-vous il faudra faire dix bornes pour aller
à la déchetterie
et
que les voisins eux ont déjà sorti leurs poubelles
et
que si la tondeuse redémarre il y aura de l'herbe coupée à mettre
dans des poubelles pleines
et
que au pire la tondeuse à gazon en kit finira dans la poubelle
… et
pour finir, l'argument qui tue: sa mère arrive ce soir et elle ne
supportera pas cette odeur de rat crevé!
J'évacue
ce sarcasme sur mes capacités à réparer car il y a de quoi
s'étrangler: “Ta mère débarque ce soir?”
Les
yeux revolver crachent le feu façon Kalachnikov :”D'abord ma
mère ne débarque pas... elle nous rend visite”
Je
ne me risquerai pas à faire un parallèle entre un débarquement et
l'arrivage de trois grosses valises et deux labradors séniles.
“Celle-là
elle a toujours eu du retard à l'allumage! La prochaine fois, si
j'ai le choix je prendrai une auto-portée”
Germaine
explose :”En vingt ans t'avais jamais parlé comme ça d'ma
mère!”
Le
tournevis m'échappe des mains :”Euh... j'parlais d'la tondeuse,
poussin”
Poussin
ravale un sanglot, remet de l'ordre dans sa choucroute et resussure
:”Tu vas me les sortir ces poubelles, hein chou?”