Publié aux Défis Du Samedi sur le thème des noctambules, ces oiseaux de nuit
Elle
est là dans le vestibule, pâle comme un maccabée, chiffonnée de
la tête aux pieds et chancelante comme un funambule de pacotille,
les yeux battus et la choucroute de travers.
Alors
je commence puisque je suis le plus valide de nous deux :"C'est
à c't'heure-là qu'tu rentres? On avait dit pas tard, Germaine"
Je
me doute de la réponse comme elle se doutait de la question et ça
sort :"Il est pas tard... il est tôt, il est même très tôt.
Qu'est-ce que tu fous déjà debout ?"
L'oiseau
de nuit, déplumé et repu de gros son – ça tintinnabule encore
dans sa tête – ressemble moins à une chouette qu'à une chatte
rassasiée, on dirait la Pomponette de Pagnol.
Je
me retiens de dire :"Assieds-toi là ma belle, tu dois avoir
faim" mais elle n'est pas belle à cette heure matinale;
Germaine est belle le soir mais jamais belle au matin, elle est du
soir... du très soir.
Comme
en préambule à l'habituelle empoignade elle ajoute pour se
justifier :"J'y peux rien, j'suis somnambule"
Comme
à chaque fois ce dialogue de sourd va ruiner mon petit-déjeuner du
dimanche matin :"On ne dit pas somnambule mais noctambule"
Une
grosse larme creuse lentement un sillon de rimmel ravageur :"J'y
arrive pas"
Je
repousse mon bol de café refroidi tout comme moi :"C'est
pourtant facile, noc-tam-bu-le et som-nam-bu-le, c'est différent!
Noctambule c'est quinze points au scrabble alors que..."
"C'est
quoi le scrabeule?" demande t-elle.
Si
les copains du club de scrabble l'entendaient, ils seraient sur le
cul!
Germaine
fourrage d'une main lasse dans sa choucroute dévastée; le sillon de
rimmel finit sa course à la mandibule :"J'y arrive pas à
rentrer moins tard parce que j'ai besoin de partir tard, sinon à
quelle heure on ferait les after?"
Je
pose ma tartine beurrée... Germaine l'est tout autant; j'ose la
question :"C'est quoi un afteure?"
Si
ses copines d'afteure m'entendaient, elles seraient sans doute
effarées.
Elle
s'explique les yeux fermés comme pour prolonger son plaisir
"nocturne" :"C'est là où on va finir la nuit quand
les boîtes ferment vers trois heures"
"Et
on y fait quoi dans ces afteures?"
Une
lueur incrédule éclaire son regard éteint :"Ben... on fait la
même chose qu'en boîte, on boit, on grignote, on s'amuse quoi!"
C'est
vachement bien organisé leur truc: quand les boîtes ferment, les
afteures ouvrent.
Je
réponds juste :"Tu grignotes après trois heures du mat? Va
pas vomir dans mon bol"
Pomponette
tangue dangereusement dans un slow approximatif et finit par
s'affaler sur la chaise contre moi.
Un
mélange de tabac froid et de Lancôme suranné déambule autour de
ma fêtarde et me donne la nausée :"Tu fumes maintenant ?"
"Non,
c'est les autres, alors fatalement j'en profite"
Comme
si elle était fatalement contrainte d'aller en boîte chaque samedi
et fatalement obligée de rentrer à sept heures.
Fêtard...
c'est curieux ce mot qui finit par tard.
D'après
le Larousse le mot fêtarde est très rare, mais il a fallu que j'en
épouse une.
Moi
je fais partie des couche-tôt et je n'ai pas envie de changer de
rythme.
Ma
fêtarde ronronne et commence sa nuit sur place, je pourrais lui dire
façon Pagnol que je m'étais fait un sang d'encre toute la nuit,
que j'avais tourné et viré dans tous les coins, plus malheureux
qu'une pierre... mais en fait j'ai dormi et il faut que j'aille
réchauffer mon bol de café :"Maintenant que tu en as bien
profité, Pomponette tu peux aller te décontaminer sous la douche et
filer au lit... il est encore chaud"
Je
rêvais de conciliabules, d'enfantillages échangés sur l'oreiller
dans la chaleur du lit conjugal mais voilà, j'ai épousé une
noctambule.
"S'il
est chaud j'en veux bien" bredouille t-elle.
J'ignore
si elle parle du café ou du lit et je n'ai pas envie de savoir; pas
envie de partager l'un comme l'autre: c'est mon café et c'est mon
lit puisque j'y dors seul et que je le bois seul ou le contraire.
Dimanche
prochain, je prendrai mon café au lit... ça résoudra la question.