mardi 25 novembre 2014

La jolie cul-terreuse

Publié aux Impromptus Littéraires 
 
 

 
 
Elle prenait comme moi le 18h45 avec tous ceux qui comme nous - s'étant fait piéger par la douceur bucolique du canal et l'odeur enivrante des collines surchauffées - n'avaient comme planche de salut que les trois wagons brinquebalant du tortillard pour regagner la capitale bourguignonne.
Notre sauveur avait gardé le nom de Train des Pêcheurs, de l'époque où les dijonnais endimanchés ou chargés de leurs équipements débarquaient dans les gares de la vallée de l'Ouche jusqu'au terminus de Gissey-sur-Ouche pour venir taquiner le goujon ou la perche sur les bords du canal.
Aujourd'hui le petit train de la Côte d'Or vivait ses derniers instants...
Je ne sais pas pourquoi je m'étais laissé aller à lui raconter tout ça mais elle avait l'air si captivée dans sa jolie robe Vichy bleue assortie à deux grands yeux étonnés.
 
Elle avait abandonné sa Saône-et-Loire natale pour la première fois pour visiter une cousine le temps du week-end et s'inquiétait déjà de sa correspondance à Dijon pour Mâcon.
Ici elle était une cul-terreuse et cette expression bien de chez nous la fit éclater d'un rire cristallin!
Joliment garni son décolleté Vichy tressautait aux moindres cahots du wagon au point que je réalisai qu'on avait déjà passé la halte de Sainte-Marie et même la gare de Pont-de-Pany, soit la respectable distance de six kilomètres!
Mais on allait bientôt arriver au pont métallique qui franchit en biais le canal vers Fleurey, et il y avait de quoi raconter...
 
Autour de nous les voyageurs - repus d'un solide pique-nique et autant saoulés d'air vivifiant que d'aligoté - beucalaient et ronflaient à qui mieux mieux.
Je dirai que nous étions seuls au monde dans les remugles de fumée et de bourriches poissonneuses.
Un vacarme assourdissant de ferraille torturée annonçait la traversée du canal par le vieux pont métallique et elle dût incliner la tête vers moi pour m'entendre raconter. Cette intimité soudaine et l'ourlé délicat de son oreille achevèrent de me donner le virot.
Adieu poutrelles et rivets, péniches surchargées, fonderie de cloches et usine de moutarde... délaissant notre patrimoine, je plongeais effrontément dans le balcon d'une étrangère!
Une fois passé le pont, un silence tout relatif s'installa et sa main dans la mienne également.
 
Déjà le village de Velars et le viaduc de la Combe Bouchard se profilaient et le souvenir encore récent de la catastrophe ferroviaire de 62 ressurgissait à chaque fois que j'approchais du lieu.
Pourquoi gâcher un si bel instant en évoquant la terrible chute des treize voitures de l'express 53 et ses quarante morts?
Je me contentai de décrire le grand viaduc de pierre et la majesté de ses onze travées cramponnées à la roche à plus de quarante mètres de haut.
Elle buvait mes paroles, et moi ses grands yeux bleus.
Chaque secousse nous tarbeulait et nous rapprochait un peu plus sur l'étroite banquette de bois ciré.
Vindieu! Pourquoi ce tortillard allait-il si vite pour une fois? J'en venais à regretter une de ces pannes qui stoppait l'antique locomotive sur l'unique voie et nous laissait des heures sur le bas-côté en plein cagnard!
 
Une pression plus forte de ses doigts me sort de ma réflexion; elle s'extasie à la vue des tuiles vernissées d'un clocher annonçant l'arrivée toute proche dans la capitale des ducs de Bourgogne.
L'église Saint-Baudèle de Plombières-les-Dijon rutile aux rayons du grand sulot de Juillet.
Non, je n'ai rien à dire sur saint-Baudèle dont le nom la fait encore rire, de ce rire cristallin qui m'a envouté depuis notre départ.
Je ne lui parlerai pas des tuiles polychromes dont les dessins losangés décorent nombre de nos toits, ni d'oncle André et tante Henriette qui vécurent heureux dans l'ombre de cette église et chez qui j'allais si souvent.
Je veux juste profiter de ce voyage d'un autre temps avec ces doigts mêlés aux miens et cet océan bleu...
 
Terminus Dijon-Ville: A propos d'océan, nous n'avons rien vu des trente sept hectares du lac Kir.
Les voyageurs s'étirent. Comment peux t on dormir et se priver du spectacle de tels paysages champêtres?
Un berlodiau au pantalon déniapé déplie ses jambes en nous adressant un clin d'oeil goguenard:”Faut jarter les amoureux!”
Ma bouche a trouvé la sienne.
Ma jolie cul-terreuse plaque ma main fermement sur ses genoux découverts.
J'ai bougrement envie d'aller visiter Mâcon...
 

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