mardi 10 décembre 2019

La machine à remonter

Publié sur le site MilEtUne d'après l'illustration



Un matin - mais était-ce un matin -, il fallut bien se rendre à l'évidence : le temps avait bel et bien disparu.

Quand tout le monde ou presque se fut rendu à « L'Eve y danse » - la dernière guinguette encore ouverte dans le canton - le préfet prit la parole en promettant de la rendre vite : "Boudiou! Je vous donne ma parole que nous allons rapidement trouver une solution à ce fâcheux contre-temps".
La dernière fois qu'il avait dit ça, c'était quand notre fontaine municipale s'était tarie mais j'étais trop jeune pour m'en souvenir et le vieux Paniole n'avait pas son pareil pour en parler.... non, pas son pareil !
Vint le tour des questions et chacun tour à tour de faire le tour de la question.
Un garçon vacher voyait le mal en pis et jurait mort aux vaches qu'on était tous foutus tandis que les moissonneurs eux voyaient le mal en épis.
Monsieur Papillon l'horloger et son éternelle mauvaise foi s'étaient abstenus de venir, prétextant qu'ils n'avaient pas le temps et qu'ils donneraient leur avis en temps utile.
Notre
jeune instituteur fit justement remarquer que nous avions désormais tout le temps pour y réfléchir sauf que lui était jeune et l'un des rares du canton à être équipé pour réfléchir.
Le clerc de notaire pour qui le temps n'était qu'argent tripotait sa montre dans l'espoir de voir gigoter sa trotteuse et déclara qu'à partir de dorénavant il faudrait gagner du temps.
Les optimistes scandaient que de tout temps on avait toujours eu le temps et qu'il allait revenir d'avant longtemps, ce qui ne rassura personne.
Un rastaquouère venu des calanques grecques ou d'on-ne-sait-où osa même prétendre qu'il fallait relativiser le problème mais un cri tonitruant l'interrompit.
"Qui a bien pu tuer le temps?"
La voix forte du 'gardian' avait résonné dans le troquet comme une plombe sur la grosse cloche du campanile aussi personne ne s'avisa de répondre, chacun ignorant qu'il existât une date d'ouverture de la chasse au temps.
Peut-être n'était-il pas tout à fait mort et l'idée d'un mi-temps commença même à circuler dans une assistance fébrile et prête à toutes les concessions. Les initiatives les plus folles fusèrent de toutes parts: laisser du temps au temps, chercher lanterneja (midi à quatorze heures) et bien d'autres galéjades encore.
Comme le vieux Paniole se levait le brouhaha finit en soupir; à le voir laborieusement ouvrir la bouche, chacun comprit qu'il allait prendre son temps mais après tout c'était le sien.
Il commençait toujours ses phrases par « De mon temps » mais pas cette fois.
"Depuis des lustres..." dit-il "j'ai dans ma remise une machine à remonter que m'avait laissé en gage un certain Wells... un excentrique à qui j'avais prêté ma mule mais qui n'est jamais revenu".
"Le vieux Paniole radote encore, on n'est pas sortis de la guinguette!"
ironisa Monsieur Papillon l'horloger.
"Alors si le coeur vous en dit de la remonter..." termina le vieux en se rasseyant "je l'échange volontiers pour une paire de mules".
Le soir même - mais était-ce le soir - il fallut bien quitter « L'Eve y danse » et le troc eut lieu: un couillon reçut une sorte de sablier géant avec deux cordages et le vieux Saturnin une paire d'espadrilles...

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