mardi 3 mars 2020

Quand j'serai grand

Publié sur le site MilEtUne




Je referme ce livre qui somnolait au grenier depuis des lustres, des lustres aussi poussiéreux que ce chemin qui poudroie, cette herbe qui verdoie et ce canasson qui merdoie.
Marre de cette ferraille qui m'encombre et de cette souillon qui pleurniche accrochée à moi …

Dis Bébert, tu f'ras quoi quand tu s'ras grand?”
Bébert me regarde avec le regard bovin qui caractérise les beusenots, comme si je débarquais de Mars avec une énigme pour cul-terreux (chez nous on dit pas terrien mais cul-terreux).
Un long moment plus tard, sa réponse arrive: “Quand j'serai grand, j'voudrais être petit”
J'hésite à adopter le même regard bovin mais je préfère de loin celui du père Fouras dans Fort Boyard quand il balance la clé à la flotte devant un candidat perplexe qui ignore que “Ce légume cultivé, n'est dans le sang pas apprécié”... c'est un navet !
Alors je prends ce regard-là pour lui répondre: “Mais t'es encore petit”.

Bébert accuse le coup mais il est buté, du genre gros beu – chez moi on dit beu et pas boeuf – et ça va très bien avec son regard.
Sa réponse me surprend :”J'voudrais être encore plus p'tit”.
Plus p'tit que t'es maint'nant? Vindiou! C'est guère possible”
Non... juste plus p'tit qu'les moins grands”
Mais on finit tous par être grands, mon vieux”
Bébert se brusque :”Me traite pas d'vieux, s'te plait”

Il semble réfléchir en ruminant un morceau de Malabar précieusement conservé de la veille au fond d'une poche et dit gravement: “Les grands ça grandit avec des problèmes... et les problèmes, j'en veux pas”
Je n'ai pas grand chose à redire à ça alors j'ajoute sans trop y croire :”Les grands ça a aussi des souvenirs de quand y z'étaient p'tits pour les aider à vivre leur vie de grand”
J'ai pas envie d'avoir des souvenirs” lâche Bébert en même temps que son morceau de Malabar.
Une idée me vient – oui, ça m'arrive – “Regarde, ton morceau de Malabar c'est qu'un souvenir de Malabar mais tu viens pourtant d'le mâchouiller”
C'est pas faux” concède Bébert.
Et t'as trouvé ça bon, hein Bébert?”
Euh... Ouais, enfin ça manquait un peu d'goût”
Je lui souris :”Et ben mon vieux, les souvenirs c'est pareil qu'un morceau de vieux Malabar qu'aurait moins d'goût mais tu les rumines quand même”

Bébert accuse le coup mais il est buté, du genre gros beu mais ça je l'ai déjà dit.
Tu m'jures que les souvenirs c'est pas plus dégueu que des bouts de Malabar?”
Je prends un ton solennel :”J'te l'jure, Bébert”
Comme tous les beusenots il n'a pas l'air d'y croire tout à fait :”Tu l'jures sur quoi?”
Pour jurer, j'ai du choix parmi les têtes de tous ceux que je déteste :”J'te l'jure sur la tête du père Martenot”
L'père Martenot ? Mais ça fait un bail qu'il est mort !”
Ouais, on peut oublier, tout peut s'oublier, qui s'enfuit déjà disait un poète dont j'ai oublié le nom :”Bon ben disons sa veuve alors ?”
La mère Martenot ? Y'a longtemps qu'elle a plus sa tête, alors comment tu pourrais jurer dessus ?”
Le beusenot commence à me gonfler :”Dans la famille Martenot, je choisis la fille et me fait plus chier, Bébert”
Bébert devient tout rouge et m'attrape par le colback – si j'avais su j'aurais gardé ma cuirasse – il a vraiment l'air d'un gros beu :”Tu peux pas faire ça. J'ai des... comment dire ça.... des souvenirs avec la Solange Martenot”

Bon ça va... je retire ça, Bébert. Tu veux bien m'lâcher ?”
Le beusenot me lâche. Faut vraiment qu'je fasse gaffe avec lui, d'autant qu'il va grandir.
Qu'est-ce que j'ai été nul moi aussi d'lui demander ce qu'y f'ra quand y s'ra grand.
Il est temps de conclure :”Tu vois Bébert, comme avec la Solange les souvenirs c'est précieux et plus tu grandis plus t'en collectionnes”.
Le regard bovin s'illumine :”Et alors ?”
Alors... rien, Bébert” dis-je en ouvrant de nouveau ce livre qui poudroie plein de canassons qui merdoient et de souillons qui pleuroient dans votre dos.
Plus tard je veux une grosse voiture qui pollue pas et aussi une meuf qui pleurniche pas.

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