"Le retour des prédateurs" publié sur les Impromptus Littéraires
Il y avait ce matin un brouillard à couper au couteau, mais il se
garda bien de le faire, préférant tenir ses deux mains au chaud dans les
poches de son treillis de chasse tout neuf; on était le
dernier jour de février et pourtant Clarysse avait insisté pour qu'il
se mette sur son 31. Elle disait souvent "Un chasseur qu'sait chasser
doit t'jours chasser ....." mais il ne se souvenait
jamais de la fin. Un froid de canard nasillait fort depuis bientôt un
mois, une bise glaciale persistante à vous coller l'appeau aux lèvres
pour l'éternité, mais annonciatrice du retour des
prédateurs...
Un mois qu'il battait la campagne qui ne lui avait rien fait, sa
pétoire sur l'épaule en quête d'un beau cerf... bien qu'un 2ième tête
aurait amplement suffi à le nourrir, lui Clarysse et les
jumeaux Haribo et Tinours, puisqu'il n'était après tout que Prédateur
de Troisième Catégorie.
Il n'avait fait que deux garçons et un brin de nostalgie lui fit
sortir une main de sa poche pour caresser ses jumelles... un vilain
point noir, au bout de son nez se détachait sur la plaine
neigeuse et il crut reconnaître un Prédateur de Cinquième Catégorie
dans une trouée de brume; celui-là avait l'air si hébété, qu'il comprit
que l'homme était à l'ouest, ce qui lui permit de
s'orienter plus facilement. A dix lieues de penser qu'il tournait le
dos à sa maison, ce qui faisait quand même trente deux bornes , il fit
demi-tour et reprit sa marche d'un pas aussi rapide que
lui permettaient les raquettes, n'étant pas lui même très doué comme
ne cessait de lui répéter son voisin, le Roland Garosse.
Pourtant il progressait bien et gagna l'orée d'un petit bois, ce qui
était toujours ça de pris; à l'abri des grands chênes pédonculés qui
n'avaient rien fait d'inavouable pour mériter un nom
pareil, il souffla un moment sur ses doigts gourds en songeant à
Clarysse qui devait bouillir devant la marmite!
S'il rentrait beurdouille comme disait le cousin Félix, il faudrait
encore demander au vieux Maigrat de leur faire crédit, et il jura, car
ça lui rappelait trop un passage de Germinal...
"Bachi-bouzouk, canaille, bougre de faux jeton à la sauce tartare !!".
A ses jurons répondit alors un vacarme assourdissant qui le mit le cul
dans la neige; une masse noire surgie de nulle part
fonçait sur lui, si tant est qu'une masse noire puisse encore foncer,
en soulevant un cumulus de neige et une branlée de branches mortes mal
fagotées. (A cette époque, la branlée valait dix
bourrées)... il en était resté à "sauce tartare" et n'alla pas plus
loin, la bouche ouverte !
Il aurait bien pris la poudre d'escampette mais elle était restée au
village; à peine remis de sa surprise, il ne put qu'entrevoir un dix
cors qui, dans un cri rauque à lui glacer le sang,
l'enjamba sans même le toucher dans le désordre, et sortit du bois. A
son accent, il comprit qu'il filait à l'anglaise... il tira pourtant
mais au flanc, ce qui n'eut aucun effet, sinon de le
détendre un peu. "Fuck the stag !!" risqua t il quand même en
direction du cerf qui n'était déjà plus qu'une fourmi à l'horizon et
donc trop loin pour répondre à l'injure, mais ça lui faisait un
bien immense et une occasion de pratiquer.
Sur ce coup-là, il avait fait chou blanc mais il manquait la viande
pour faire la fameuse potée Maïté; il ramassa ses raquettes et s'ébroua
pour épargner le treillis tout neuf... l'époque était à
l'épargne comme disait Lagarde le banquier dont les paroles étaient
d'or autant que ses silences. Reprenant des couleurs et du poil de la
bête, ce qui était une maigre consolation pour un
prédateur, il s'orienta à nouveau, hésitant entre Scier-Le-Guillaume
et Peser-Les-Robert et opta finalement pour la troisième solution.
Prenant son élan, il reconnut alors le chemin de Bercaille,
son village, où Clarysse et les jumeaux allaient encore l'appeler
Arthur alors qu'il se nommait Sigefroid (oui, au début ça fait rire...
mais c'est juste son prénom).
La tronche de cake du vieux Maigrat le hantait de nouveau et il
martela la neige d'un violent revers slicé de sa raquette tout en
variant ses jurons: "Prédateur, Nyctalope !!"... Oui, nyctalope, ça
! c'était bien envoyé; enfin un revers gagnant. Il se promit néanmoins
de se contenir afin de négocier une grosse boîte de corned-beef dans
les meilleures conditions... ce qui n'empêchait pas que
Maigrat était un maudit prédateur !
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