Chaque année à la même période, la Chose revenait où on l'attendait le moins.Nul ne savait qui apportait la Chose pour la déposer dans les endroits les plus improbables.
Les spéculations allaient bon train au village et - trois jours avant Noël - on ne comptait plus ceux qui avaient aperçu la Chose au cimetière, dans le champ du Matthieu ou encore sous le préau de l'école communale.
Nous autres - libérés pour deux semaines de toute obligation scolaire -
courions aux quatre points cardinaux pour être les premiers à vérifier si la Chose était enfin arrivée.
“Celui qui verra la Chose le premier vivra le plus beau jour
de sa vie” répétait le vieux Simonot qui en avait vu d'autres.
On ne savait pas quels autres il avait vu mais le bout de sa canne pointé
au ciel achevait toujours de nous convaincre.
C'est
Bébert qui avait eu envie d'aller voir par hasard si la Chose n'avait
pas atterri au lavoir mais comme j'avais eu la bonne idée de couper
par la ruelle de la Célestine, j'arrivai bien avant la meute des
copains, aiguillonné par les rugissements du molosse de ladite
Célestine.
J'ai d'abord cru à un nuage, un gros nuage bleu comme l'indigo dont les
femmes teintaient les draps, les jours de grande lessive.
Et puis en m'approchant je les ai reconnus... des dauphins ailés comme ceux
de mes livres de coloriage sauf que ceux-là scintillaient de mille étoiles.
Comme la meute des copains se rapprochait en hurlant je me dépêchai de
répéter la phrase magique du vieux Simonot qui en avait vu d'autres:”Çui qui verra la Chose le prem's vivra le plus beau jour de sa
vie”.
Alors
le bruit de la meute lancée sur mes traces cessa d'un coup et le plus
gros des dauphins - celui qui était en bas à droite du groupe mais
que vous ne verrez jamais - vint poser son nez dans ma main et cliqueta:”Aujourd'hui sera le plus beau jour de ta
vie”.
Si je comprenais la langue dauphin... alors je devais pouvoir la
parler!
“Plus beau que tout ce que j'ai déjà vécu?” demandai-je
dans un dauphinois hésitant.
La Chose avait l'air de me comprendre puisqu'elle siffla:”Bien plus
beau”.
“Plus beau que les câlins de mes parents?”
insistai-je dans un dauphinois approximatif.
”Bien plus beau” gloussa le dauphin avec une petite
pointe d'agacement.
Je sais que chez le dauphin ailé, la petite pointe d'agacement se dresse à
la base de la nageoire caudale mais je feignis de n'avoir rien remarqué.
“Plus beau que les virées dans la Juva 4 d'Oncle
Hubert?” insistai-je effrontément.
“Oui, bien plus beau” s'énerva le dauphin qui se fichait
pas mal de la bagnole d'Oncle Hubert.
“Plus beau que les...”
“Ca suffit!” trompeta le dauphin.
Je ne souhaite à personne d'entendre trompeter un dauphin qui a le
tarbouin dans votre main... c'est insupportable, et ça vous passe l'envie de poser des questions.
Comme je m'excusais - avec toute la délicatesse qu'autorise la langue
dauphinoise - La Chose m'intima l'ordre de l'enfourcher.
Je dirai que ça viaunait plutôt les effluves marines, ces relents d'iode et
de varech que j'avais découverts en même temps que les côtes sauvages de Quiberon aux dernières vacances d'été.
“Es-tu prêt pour la plus belle journée de ta vie?” jappa
la Chose.
Les autres dauphins piaffaient d'impatience et les étoiles se mirent à
clignoter frénétiquement, un peu comme la guirlande électrique qu'on avait une fois branchée par erreur sur le triphasé!
La Chose toute entière n'attendit pas ma réponse et décolla en deux temps
et trois coups de queue.
Cramponné aux ailes battantes, j'eus à peine le temps de voir disparaître
le petit rectangle du lavoir et plus loin un groupe stupéfait de fourmis vociférantes.
Cré vain dieu! Le vieux Simonot qui en avait vu d'autres disait
vrai!
Je me sentais libre, invincible et je chantais, je criais à tue-tête:
“Je vais vivre le plus beau jour de ma vie, plus beau que tout
ce que j'ai déjà vécu, plus beau que les câlins de mes parents, plus
beau que les virées dans la Juva Quatre d'Oncle
Hub...”
Un concert de trompettes me transperça les tympans tandis qu'une nageoire
invisible bâillonnait ma bouche jusqu'aux oreilles!
J'étais muselé mais fin prêt pour vivre le plus beau jour de ma vie comme
disait le vieux Simonot qui en avait vu d'autres... et vous n'en saurez pas plus.