2045, 24 auteurs imaginent demain est le fruit de la volonté de Butagaz, en partenariat avec Short Edition, de solliciter des créateurs de fiction pour mettre en scène des instants de vie, des scènes de famille à la maison... et ailleurs.
Ma
recette c'est un litre de lait chaud additionné de beurre de karité
et huiles essentielles de bois de rose et de lavande, mais pourquoi
faut-il qu'à chaque fois que je plonge avec délectation dans ce que
j'appelle ma Mer de la Sérénité, un bain à trente sept degrés...
Pauline débarque?
A
son claquement de porte je devine qu'elle a encore passé une
mauvaise journée, à moins que la voiture sans chauffeur n'ait une
fois de plus fini sa course trois rues plus loin à cause d'un bug du
GPS...
Dans
cinq secondes je vais avoir droit au traditionnel discours:
“J'comprends
pas qu'tu t'entêtes à gâcher de l'eau pour un prix exorbitant au
lieu d'utiliser notre douche sèche!”
Comme
je me garderai bien de critiquer notre dernière acquisition qui m'a
coûté trois mois d'heures supplémentaires, je vais supporter sans
broncher la sempiternelle démonstration qui fait de mes deux cent
vingt litres d'eau chaude à dix euros le mètre cube, le poste le
plus énergivore de cette maison!
Il
faut dire qu'il y a trente ans j'ai eu l'honneur d'épouser la reine
de la sobriété énergétique, la chasseuse de gaspi par excellence.
Si
je vous dis que son livre de chevet c'est le Protocole de Kyoto, deux
cent cinquante quatre pages et pas une image!
Je
l'appelle son “Cinquante nuances de vert” mais ça ne la fait
pas rire, bien au contraire; j'ai droit en retour à un cours sur
l'équivalence carbone du support papier, et croyez-moi ça vaut une
berceuse.
Voilà
quarante ans qu'avant de s'endormir Pauline en lit une page à la
lueur d'une lampe-loupe frontale à led bleue collée sur le crâne
comme une grotesque luciole.
Allez
donc faire l'amour à une schtroumpfette cyclope!
Je
ne sais pas pour vous, mais moi l'Advanced Focus System format seize
neuvième, ça me coupe mes effets. Et en plus, imaginez que ça
fasse webcam? Je n'ose y penser...
La
porte de la salle de bains ne s'est pas ouverte, et je n'ai pas eu
droit au traditionnel discours ni à la démonstration qui tue.
Tout
ça n'est pas normal, alors je lance mon célèbre “Tout va bien,
chérie?”
Pas
de réponse... la reine de la sobriété énergétique se serait-elle
mise en mode veille comme tout ce qui possède une prise de courant
dans cette maison?
Je
sors à regret de la Mer de la Sérénité, essaie de débrancher mon
peignoir chauffant, m'énerve, renonce à cette merveille
technologique pour débouler nu comme un ver dans le salon.
Hébétée,
Pauline est figée devant le mur d'images: “Enfin! J'le crois pas,
depuis l'temps qu'le maire nous promettait que le lotissement serait
alimenté en gaz de schisme!”
Inconscient
du risque pris, je rectifie: “Gaz de schiste ma chérie, le schisme
c'est un conflit au sein d'une églis...”
“C'est
bien c'que j'disais! Entre çui qui veut, çui qui veut pas et toutes
leurs querelles de clocher... si c'est pas du schisme, ça!”
Je
n'insiste pas et fais demi-tour.
“Tu
f'rais bien d'aller enfiler un slip” me lance t-elle sans un
regard. Comment fait-elle ça?
Direction
la lingerie où le lave-linge fait un vacarme d'enfer, comme
d'habitude.
Relancer
cette polémique serait la polémique de trop: Laver le linge à
froid, d'accord mais de là à y ajouter des glaçons!
J'enfile
un slip gelé mais propre: “Donc tu disais que le maire s'est enfin
ouvert aux énergies modernes?”
J'aurais
dû m'attendre à cette réponse: “J't'entends pas avec tout
c'bruit! Ferme les portes, bon sang!”
Je
passe un jean gelé mais propre avant de fermer la porte: “Quand
est-ce qu'on passe à ton gaz de schisme?”
“C'est
pas d'main la veille vu qu'les ruskovs font la gueule comme toujours
et qu'les yankees explosent les prix, mais y z'ont commencé à
creuser dans not' rue!”
La
mauvais humeur doit venir de là... le GPS n'aura pas intégré les
travaux.
“Ah?
On va encore utiliser notre éolienne pour un temps, alors?”
“Ouais!
A propos d'éolienne, j'sais pas qui avait débranché l'ventilo la
nuit dernière, mais j'me suis maquillée à la bougie c'matin!!”
Il
faut dire que dans l'impasse où nous vivons il n'y a jamais eu de
vent - même lors de la fameuse tempête de 99 - et que ma reine de
la sobriété énergétique m'a forcé à installer un gigantesque
ventilateur en face de notre éolienne, lui-même alimenté par
l'éolienne ce qui fait que... non, pas cette polémique, d'autant
qu'il n'y a pas de bougie dans cette maison à part des bougies
d'anniversaire Mollacell trop souvent déchargées.
“Euh...
ça doit être Mathis qui aura trifouillé la domotique dans le noir”
Pauline
déboule, survoltée: “Comment ça dans l'noir? Ça sert à quoi
que j'vous équipe tous en led bleue frontale?”
“Chérie,
quand tu avais son âge tu rentrais de boîte de nuit dans le noir et
sans...”
“Ouais
mais ça c'était avant!”
J'ose
un “Avant quoi?” qui est le parfait exemple de déclencheur de
polémique.
“Arrête
avec ça... j'ai eu une journée d'merde au bureau et j'ai envie
d'décompresser... ton bain est toujours chaud?”
Celle-là,
je l'attendais.
Ma
reine de la sobriété énergétique daigne finalement partager ma
Mer de la Sérénité à dix euros le mètre cube, dut-elle renier
ses sacro-saints principes.
Si
l'effet papillon existe encore, la terre doit trembler à Kyoto!
Sourire
en coin, je consens à la suivre au bord de ma Mer laiteuse où elle
me gratifie d'un strip-tease rapide avant de s'immerger.
“Tu
veux que je te frotte le dos?”
Le
chignon en périscope, Pauline joue au grand bleu et échappe à ma
main baladeuse jusqu'à ce qu'elle émerge en toussant et crachant:
“Qu'est-ce que t'a foutu là d'dans?”
“Comme
d'hab chérie, un litre de lait, beurre de karité et huiles
essentielles!”
“T'es
givré? Du lait entier! T'as calculé combien ça coûte ta mixture?
Sans compter la pollution quand t'auras tiré la bombe”
“Euh...
la bonde chérie, pas la bombe”
Les
mains sur les hanches, elle exulte. J'aime bien quand elle exulte
nue, avec son chignon dressé et ses petits seins tout pareil.
“C'est
bien c'que j'disais! La bombe, on l'aura sur not' prochain relevé
bancaire, Môssieur”.
J'aime
quand elle m'appelle Môssieur parce que ça ne dure jamais très
longtemps.
Au
prix d'un effort surhumain je réussis à débrancher mon peignoir
chauffant et lui offre tout chaud avec un sourire charmeur.
“Merci
Môssieur” minaude t elle en s'y glissant voluptueusement.
Le
Môssieur l'emporte dans ses bras pour se diriger vers la chambre
quand la porte claque à nouveau.
C'est
Mathis, notre fils: “C'est quoi cette p..... de trachée en haut de
la rue? J'ai failli me viander!!”
Je
repose au sol ma reine de sobriété énergétique qui possède la
réponse pour ça.
“C'est
la trachée du progrès, mon grand. Le gaz de schisme des Ricains
fera bientôt son entrée dans notre maison!”
Va
pour trachée aussi, je ne relèverai pas, Pauline est si chaude
contre moi.
Vegas sur sarthe