samedi 24 octobre 2009

L'Invincible lève l'encre

publié sur Défi du Samedi


J'avais bien dit à Jeannot qu'à trois là-dessus on n'irait pas au bout... L'Invincible avait pourtant fière allure quand, après s'être jetés à l'eau à l'écluse de Suresnes on a mis le cap sur l'île Seguin en longeant l'hippodrome de Longchamp.
Il avait tellement insisté pour qu'on emmène Sophie que j'en venais à me demander s'il n'y avait pas une histoire de touche-pipi entre eux, mais il avait prétexté son sens inné de l'orientation (elle descendait d'une grande famille de chauffeurs de bus) et le fait qu'elle ne pesait pas bien lourd.
Pour sûr qu'avec son minois de musaraigne et ses cuisses de sauterelle, elle ne faisait pas le poids au regard des tonnes de hamburgers que Jeannot avait tenu à embarquer en prévision du Grand Nord !
En fait de nord on allait à contre courant vers le sud mais Jeannot ne voulut rien entendre, préférant boire comme du petit lait les affirmations langoureuses de la sauterelle!
Et quand j'avais osé faire remarquer qu'on barbotait plus dans l'eau de l'Yonne que dans celle de la Seine, il m'avait traité de renégat et définitivement tourné le dos ce qui le mit en position idéale pour naviguer à vue sur les cuisses nues de la sauterelle...
Je ne voyais que le bleu des sous-mains 'La vache qui rit' constituant la proue de l'Invincible qui commençaient à se diluer dans les eaux de l'Yonne ou de la Seine, signe évident d'un naufrage annoncé, mais je me gardai bien d'en référer au couple infernal et me contentai de cramponner le feutre Bic qui nous servait de grand mât.
C'est à cet instant que le phénomène qui allait bouleverser notre vie se produisit: d'un seul coup d'un seul les couleurs et les bruits environnants disparurent, il n'y eut plus ni le clapotis régulier des vagues ni le bleu métallique du fleuve comme si au bord d'une vertigineuse falaise blanche notre vaisseau plongeait vers le néant.
Je compris soudain qu'à contre-sens sur le Grand Livre de la Navigation Fluviale, nous venions de sauter d'une page bleue à la page de garde où rien d'autre n'existait qu'un blanc immaculé, vierge de toute préface, de tout autographe et terriblement silencieux.

J'ignorais que nous venions de passer le tant redouté "pot-au-blanc", terreur des marins d'encriers et des pilotes de lignes; les ordres que me lançaient mes deux compères enlacés à la proue du navire m'inquiétaient plus qu'ils ne me rassuraient.
Privé de repères, l'Invincible tournoyait sur lui-même... au moins ne risquions-nous pas, du moins pour l'instant de remonter jusqu'à la couverture et peut-être disparaître de l'histoire à tout jamais.
"Jette l'encre! Jette l'encre!" me criaient-ils... "c'est notre seule chance"
En jetant par dessus bord toute notre réserve d'encre bleue, nous pouvions créer une vague capable de nous remettre à flot... mais quand j'attrapai le vieux Waterman de mon aïeul, je constatai avec effroi qu'il souffrait d'incontinence depuis belle lurette et qu'il était vide!
J'aurais plutôt volontiers jeté l'éponge mais nous n'en avions pas emporté, à part les foutus hamburgers de Jeannot... je me contentai d'un sarcastique "Arpète au rapport, Amiral: Plus d'encre à bord!"
L'heure était au branlebas de combat, mais contre qui? L'Amiral avait le couillonomètre à zéro, la sauterelle balisait et je ne voyais aucun moyen d'arrêter cette toupie infernale.
Au plus fort de ma réflexion une voix trop familière cloua tout l'équipage sur place:
"Jeannot, Sophie et Claude... lorsque vous aurez terminé vos simagrées sous vos pupitres, vous prendrez la porte avec un rapport de chez Monsieur Vaudois!"
Et elle ajouta: "Que ce soit bien clair... entre vous et moi", mais ça, on le savait déjà.


 

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