lundi 22 novembre 2010

La machine à couillonner

Un matin - mais était-ce un matin -, il fallut bien se rendre à l'évidence : le temps avait bel et bien disparu.

Quand tout le monde ou presque se fut rendu à l'Eve y danse, la dernière guinguette encore ouverte dans le canton, le préfet prit la parole pour la rendre aussitôt: "Boudiou! Je vous donne ma parole que nous allons bien vite trouver une solution à ce fâcheux contre-temps".
La dernière fois qu'il avait dit ça, c'était quand notre fontaine municipale s'était tarie mais j'étais trop jeune pour m'en souvenir et le vieux Paniole n'avait pas son pareil pour en parler.... non, pas son pareil !

Vint le tour des questions et chacun tour à tour de faire le tour de la question.
Un garçon vacher voyait le mal en pis et jurait mort aux vaches tandis que les moissonneurs eux voyaient le mal en épis.
Monsieur Papillon l'horloger et son éternelle mauvaise foi s'étaient abstenus de venir, prétextant qu'ils n'avaient pas le temps et qu'ils donneraient leur avis en temps utile.
Un jeune instituteur fit justement remarquer que maintenant, nous avions tout le temps pour y réfléchir sauf que lui était jeune et l'un des rares à réfléchir.
Le clerc de notaire pour qui le temps n'était qu'argent tripotait sa montre dans l'espoir de voir retrotter sa trotteuse et déclara que dorénavant il faudrait gagner du temps.
Les optimistes scandaient que de tout temps on avait toujours eu le temps et qu'il allait revenir d'avant longtemps, ce qui ne rassura personne.
Un estrangié venu des calanques grecques ou un pays comme ça osa même avancer qu'il fallait relativiser le problème mais un coup de tonnerre l'interrompit.

"Qui a bien pu tuer le temps?"
La voix forte du 'gardian' avait raisonné résonné dans le troquet comme une plombe sur la grosse cloche d'un campanile mais personne ne s'avisa de répondre, ignorant qu'il existât une date d'ouverture de la chasse au temps.
Peut-être n'avait-il pas tout à fait disparu et l'idée d'un mi-temps commença même à circuler dans une assistance fébrile et prête à toutes les concessions. Les initiatives les plus folles fusaient de toutes parts: laisser du temps au temps, chercher lanterneja (midi à quatorze heures) et bien d'autres galéjades encore.

Comme le vieux Saturnin se levait le brouhaha s'éteint en soupir de lassitude; à le voir péniblement ouvrir la bouche, chacun comprit qu'il allait prendre son temps mais après tout c'était le sien.
"Depuis des lustres..." commença t-il "j'ai dans ma remise une machine à remonter que m'avait laissé en gage un certain Wells... un excentrique à qui j'avais prêté ma mule mais qui n'est jamais revenu".
"Le vieux fou radote, on n'est pas sortis de la guinguette!" ironisa un impatient.
"Alors si le coeur vous en dit de la remonter..." termina t-il en se rasseyant "je l'échange volontiers pour une paire de mules".

Le soir même - mais était-ce le soir - il fallut bien quitter l'Eve y danse et le troc eut lieu: un couillon reçut un tas de planches vermoulues et le vieux Saturnin une paire d'espadrilles... 
 
Publié aux Impromptus Littéraires
 

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