Très tôt je m'suis rendu compte que ça s'rait pas d'la tarte!
Même
sans mes dents j'aurais préféré d'la tarte aux cerises avec les noyaux
plutôt que c'morceau d'caoutchouc sensé épargner le téton maternel
mais qui n'en avait ni le velouté, ni le goût et encore moins ce je ne
sais quoi d'indéfinissable qui vous fait monter aux
rideaux avant de descendre au fond d'la couche...
Bon Dieu! Si j'avais eu l'choix entre l'caoutchouc et une grosse mamelle de
nourrice même moustachue j'aurais pas hésité une seconde!
De mal en pis et après des jours d'intense mastication - c'que j'appelle
téter et s'entêter - j'me suis rendu à l'évidence: c'était pas comestible.
Si
on m'avait d'mandé mon avis je serais né plus tard; j'aurais au moins
connu l'frisson du danger et cette ivresse de la tétine gazée à
l'oxyde d'éthylène, la même saloperie qui donna aux poilus d'la grande
guerre ce p'tit goût d'moutarde.
C'est
fastoche de critiquer aujourd'hui l'plastoc et le “bisphénol A” quand
on n'a pas connu l'biberon en verre et qu'on découvre avec horreur
que ces machins qu'on vient d'cramer en deux secondes c'étaient des
doigts.
Tenir...
il fallait tenir le biberon et tenir bon pour espérer un jour
ressembler à sa frangine qu'on autorisait à s'enfourner toute seule -
comme une grande - une cuillère de potage dans l'oreille.
Moi qui aspirais plus au repos que leur mélange plombé à la blédine, je
trouvais que la barre était déjà haute.
Pourtant
les grands prenaient un plaisir sadique à la monter plus haut à
chaque progrès réalisé: d'abord la tétine monotrou, puis à deux
trous, puis à trois trous - façon ocarina - et le fameux rototo
obligatoire, celui qui cocote, qui arrose souvent mais qui soulage
tant les grands!
A
cinq semaines - soit un nombre incalculable de rototos - constatant
qu'on
me foutrait jamais la paix je décidai de faire la gueule: les grands
appelèrent ça un sourire et jusqu'à ce jour je ne les ai jamais
contredits.
Mis
à part le sourire - sur lequel je ne m'étendrai pas puisque c'est pas
l'sujet d'la semaine - et le Areu que j'avais assimilé pour leur
faire plaisir, je m'exprimais maintenant en Grouic de cochon et
sifflements de mainate que mon entourage interprétait à sa guise;
de toute manière mon avis importait peu.
A
l'échelle du chiard que j'étais, cinq semaines ça f'sait déjà un bail,
alors quand on m'a expliqué qu'j'm'assoirais dans six mois j'ai
compris qu'y s'passerait du temps et des centaines de rototos avant
d'avoir le plaisir indicible de tasser ma couche et tout c'qu'y
a dedans...
S'accrocher...
y fallait s'accrocher si j'voulais un jour être grand comme
les grands, avoir le même appareil dentaire qu'la cousine Philomène,
des poils roux comme Oncle Hubert et goûter au fameux bortsch de tante
Anastazia.
Mais s'accrocher, c'est facile à dire quand tout bouge autour de vous et
qu'on vous a pas expliqué les règles.
Les grands appellent ça l'expérience.
Alors dans l'genre expérience j'me suis frotté au déambulateur de pépé, à
mon ch'val à bascule et aux soutifs à armature de tante Anastazia.
Les grands pensaient que j'souriais à chaque tentative mais moi j'sais bien
que j'faisais la gueule.
Chez
nous l'dimanche, les grands sortaient les bons crûs et s'les
descendaient sans même un regard pour celui qui biberonnait le
picrate du père Guigoz . Quand j'pense à tous les Ruchotte-Chambertin
qui m'sont passés sous l'nez et que j'reverrai plus jamais, ça
m'fout la glotte en capilotade.
Pour
nous les chiards, le dimanche c'était la barboteuse bouffante avec les
p'tits élastocs qui serrent les cuisses à vous couper l'sang... mais
comme j'voudrais pas casser l'moral aux chiards qui viendront après
moi, j'préfère arrêter ici les souvenirs.
J'leur souhaite bien du plaisir! Parait qu'maintenant les tétines sont en
silicone et les seins aussi!
Alors j'ai qu'un mot à leur dire, à tous ceux qui décideraient d'poursuivre
l'aventure dans ce monde implacable: “Tenébon”.