lundi 8 septembre 2014

La drénaline

Publié aux Impromptus Littéraires sur le thème : Une étrange bâtisse 
 

 
 
C'était la toute dernière bâtisse du village, marquée d'un panneau Fouzy-sur-la-Tronche copieusement criblé par nos savants tirs de caillasse.
On passait toujours devant à fond la caisse - c'est à dire dix à l'heure - sur la mob bleue d'Oncle Hubert mais jamais on ne s'y serait arrêté.
Etait-ce parce que le maire du village y régnait en maître ou parce que la Tronche à cet endroit grondait sauvagement contre les pales pourries d'une grande roue à aubes immobile et noire comme un loup garou?
Tout dans ce lieu semblait chargé d'un lourd secret.
Le moulin flanqué de son étrange cheminée de briques disjointes ne moulasse plus rien depuis belle lurette, en tout cas je n'avais jamais entendu dire qu'on y ait moudré ou moudu - ça sert à quoi de nous faire copier cent fois ces foutus verbes du troisième type - le moindre boisseau de blé depuis que j'étais né.
Pourtant à chaque fois qu'on rebeuillait dans le coin avec les potes, ça viaunait comme une odeur de farine rance qui me donnait la nausée et m'attirait en même temps.
 
Alors quand le Bébert a proposé d'y aller voir cette nuit-là à cause que c'était nuit de pleine lune, j'ai ressenti ce machin que les grands appellent la drénaline et qui m'occasionna une drouille carabinée !
Pendant que je soulageais mes arrières aux cagouinces, Bébert préparait le matos en grand secret: échelle de corde, sac à dos et cette fameuse lanterne de cheminot Wonder qui s'use même quand on s'en sert pas.
On a jarté sans nous retourner - en chaussettes pour pas alerter Rex, le câgne du voisin qui aboyait au moindre bruit - et plus vite que prévu à cause d'une forte rabasse qui nous a gaugés avant même d'avoir passé le pont de la Tronche!
 
Vindiou! On était pas beaux à voir quand on est passés au travers d'une borgnotte restée entr'ouverte. Heureusement y avait personne pour nous voir.
J'appris plus tard que nononque - Oncle Hubert - y était passé bien avant nous pour aller dévierger celle qu'on appelait aujourd'hui Madame le Maire, mais c'est une autre histoire.
Bref, la borgnotte était si étroite que j'y ai déniapé ma belle chemisette - celle avec l'écusson brodé L'Héritier-Guyot “Buvez du cassis” - mais on était en mode aventurier genre Lawrence d'Arabie et j'ai même pas pensé à la tisane que j'allais prendre au retour.
Dans le moulin c'était noir avec un escalier noir et des murs tout noirs aussi.
Faut dire que la lanterne Wonder faisait du noir à cause que nononque en avait soupé de changer les piles.
Alors en tâtonnant, chacun a compté les marches - bêtement puisqu'y en aurait autant en redescendant - mais j'ai pas trouvé pareil que le Bébert: c'était mauvais signe, ça sentait le mystère à plein nez et la poussière aussi.
 
Soudain j'ai buté sur un gros ventre mou, un peu comme celui du maire ou plutôt comme celui du sergent Garcia, le gros beusenot où Zorro s'amusait à dessiner des grands Z en noir et blanc chaque mercredi dans la télé des voisins...
C'est Bébert qui m'a retenu avant que je redescende l'escalier cul par dessus tête.
Par une croisée de l'étage, la pleine lune semblait franchement se foutre de notre gueule.
Faut dire qu'on était blancs comme les Francini de la piste aux étoiles tellement qu'on s'était frottés aux sacs qui traînaient.
Cette âcre odeur de son ou de farine viaunait de plus en plus à m'en filer le virot à moins que ce ne soit la drouille qui rappliquait à nouveau...
T'es tout pâle” m'a soufflé Bébert qui était aussi blanc que moi.
Je cherchai un endroit pour m'isoler au milieu de la vieille machinerie faite de poutrelles, de poulies et de courroies de cuir reliées par d'immenses toiles d'araignées.
Soudain, un grand bruit de chute... un cri étouffé!
Je me traînai dans leur direction.
Le Bébert et la lanterne Wonder venaient de tomber dans la trémie, le grand entonnoir de bois dont ne sortaient guère plus que ses chaussettes et un râle de mort-vivant.
Alors j'ai tiré sur les pieds de toutes mes forces jusqu'à l'entendre gueuler plus fort.
Il était bien esquinté, les genoux couronnés, la tronche rouge et blanche avec une belle beugne sur le front et débordant de reconnaissance: “Tu m'as sauvé la vie” chouina t il en se collant à moi.
Bizarrement il s'était mis à faire grand jour - surement la fameuse drénaline dont parlaient les grands - et en haut de l'escalier clairait une grosse lampe tempête.
 
Derrière la lampe, une p'tiote en pyjama nous observait d'un oeil curieux, l'autre oeil étant caché par ladite lampe.
Quand je dis la p'tiote, tout le monde au village l'appelait la Marcelle et elle avait toutes les raisons d'être là à cette heure puisqu'elle était la fille du maire et d'ailleurs elle y est encore... pas dans l'escalier mais fille du maire, enfin de l'ancien maire puisqu'il ne l'est plus, bref.
C'est avec elle qu'on allait nadouiller au lavoir pendant toutes nos vacances et le fait d'avoir mouillé nos culottes ensemble me disait qu'on allait pouvoir s'arranger pour qu'elle dise rien à ses vieux.
Je lui ai refilé deux carambars avec les blagues et un roudoudou à la fraise qui moisissaient dans mes poches et puis on a déguerpi sur nos chaussettes, la gueule enfarinée, Bébert avec sa beugne et moi avec ma chemisette déniapée, laissant derrière nous le moulin et son secret.
On avait paumé la lanterne d'Oncle Hubert, ce qui nous garantissait une double tisane mais c'est le prix à payer - dit-on - pour la drénaline.
 
 
La p'tiote n'a jamais cafté, du moins pas encore à ce jour... 
 

 
 
Lexique du patois bourguignon:
 
beugne : bosse
beusenot : idiot
borgnotte : petite fenêtre
chouiner: pleurnicher
déniapé : déchiré
drouille : diarrhée
esquinté : abîmé
gaugé, tripé: mouillé
jarter : renverser, marcher très vite
nadouiller : jouer, éclabousser avec de l'eau
p'tiote : gamine
rabasse : averse
rebeuiller : fouiller
tisane ou frottée : dérouillée
viauner : sentir mauvais
virot: nausée

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