Publié aux Défis Du Samedi d'après l'illustration
C'était
la dernière bâtisse du village qu'on appelait «le moulin»,
flanquée d'un panneau Fouzy-sur-la-Tronche copieusement criblé par
nos savants tirs de caillasse.
On
passait toujours devant à fond la caisse - au moins du dix à
l'heure - sur la mob bleue d'Oncle Hubert mais jamais on ne s'y
serait arrêté.
Etait-ce
parce que le maire du village y avait régné en maître ou parce que
la Tronche à cet endroit grondait sauvagement contre les pales
pourries d'une vieille roue à aubes immobile et noire comme un loup
garou?
Tout
dans ce lieu semblait chargé d'un lourd secret.
Le
«moulin» gardé d'une étrange cheminée de briques disjointes ne
moulasse plus rien depuis belle lurette, en tout cas je n'avais
jamais entendu dire qu'on y ait moudré ou moudu - ça sert à quoi
de nous faire copier cent fois ces foutus verbes du troisième type -
le moindre boisseau de blé ou d'orge.
Pourtant
à chaque fois qu'on rebeuillait dans le coin avec les potes, ça
viaunait comme une odeur de mystère qui me donnait la nausée et
m'attirait en même temps.
Alors
quand le Bébert a proposé d'y aller voir cette nuit-là à cause
que c'était nuit de pleine lune, j'ai ressenti ce machin que les
grands appellent la drénaline et qui m'occasionna aussitôt une
drouille carabinée !
Pendant
que je soulageais mes arrières aux cagouinces, Bébert préparait le
matos en grand secret: échelle de corde, sac à dos et la fameuse
lanterne de cheminot Wonder qui s'use même quand on s'en sert pas.
On
a jarté sans se retourner - en chaussettes pour pas alerter Rex, le
câgne du voisin qui aboyait au moindre bruit - et plus vite que
prévu à cause d'une forte rabasse qui nous a gaugés avant même
d'avoir passé le pont de la Tronche!
Vindiou!
On était pas beaux à voir quand on est passés au travers d'une
borgnotte restée entr'ouverte. Heureusement y avait personne pour
nous voir.
J'appris
plus tard que nononque - Oncle Hubert - y était passé bien avant
nous pour aller dévierger celle qu'on appelait aujourd'hui Madame le
Maire, mais c'est une autre histoire.
Bref,
la borgnotte était si étroite que j'y ai déniapé ma belle
chemisette - celle avec l'écusson brodé L'Héritier-Guyot “Buvez
du cassis” - mais on était déjà en mode aventurier genre
Lawrence d'Arabie et j'ai même pas pensé à la tisane que j'allais
prendre au retour.
Dans
le « moulin » c'était tout noir avec un escalier tout
noir et des murs tout noirs aussi.
Faut
dire que la lanterne Wonder faisait du noir à cause que nononque en
avait marre de changer les piles.
Alors
en tâtonnant, chacun a compté les marches de l'escalier - en
espérant se rappeler qu'y en aurait autant en redescendant - mais
j'ai pas trouvé pareil que le Bébert: c'était mauvais signe, tout
ça sentait le mystère à plein nez et la poussière aussi.
Soudain
j'ai buté sur un gros ventre mou, un peu comme celui du maire ou
comme celui du sergent Garcia, le gros beusenot où Zorro s'amusait à
dessiner des grands Z en noir et blanc chaque mercredi dans la télé
des voisins...
C'est
Bébert qui m'a retenu avant que je redescende l'escalier cul par
dessus tête.
Par
une croisée de l'étage, la pleine lune semblait franchement se
foutre de notre gueule.
Faut
dire qu'on était blancs comme les Francini de la piste aux étoiles
tellement qu'on s'était frottés aux sacs qui traînaient partout.
Cette
âcre odeur de mystère viaunait de plus en plus à m'en filer le
virot à moins que ce ne soit la drouille qui rappliquait à
nouveau...
“T'es
tout pâle” m'a soufflé Bébert qui était aussi blanc que moi.
J'ai
cherché un endroit pour m'isoler derrière une vieille machinerie
faite de poutrelles, de poulies et de courroies de cuir reliées par
d'énormes toiles d'araignées.
C'est
quand j'ai baissé mon froc que j'ai entendu un grand bruit de chute
puis un cri étouffé!
Je
me suis traîné dans leur direction.
Le
Bébert et la lanterne Wonder venaient de tomber dans la trémie, un
grand entonnoir de bois dont ne sortaient guère plus que ses
chaussettes et un râle de mort-vivant.
Alors
j'ai tiré sur les pieds de toutes mes forces jusqu'à l'entendre
gueuler plus fort.
Il
était bien esquinté, les genoux couronnés, la tronche rouge et
blanche avec une belle beugne sur le front et débordant de
reconnaissance: “Tu m'as sauvé la vie” chouina t il en se
collant à moi.
Bizarrement
il s'était mis à faire grand jour - surement la fameuse drénaline
dont parlaient les grands - mais en haut de l'escalier clairait une
grosse lampe tempête.
Derrière
la lampe, une p'tiote nous observait d'un oeil curieux, vu que
l'autre était caché par ladite lampe.
Quand
je dis la p'tiote, tout le monde au village l'appelait la Marcelle et
elle avait toutes les raisons d'être là à c't'heure puisqu'elle
était la fille du maire et d'ailleurs elle y est encore... pas dans
l'escalier mais fille du maire, enfin de l'ancien maire puisqu'il ne
l'est plus et qu'ils n'habitent plus ici, bref.
C'est
avec elle qu'on allait autrefois nadouiller au lavoir à chaque
vacance et le fait d'avoir mouillé nos culottes ensemble me disait
qu'on allait pouvoir s'arranger pour qu'elle dise rien à sa mère et
à son maire, enfin à ses vieux.
Je
lui ai refilé deux carambars avec les blagues à Toto qui vont avec
et un roudoudou à la fraise qui fondait dans ma poche et puis on a
déguerpi sur nos chaussettes, la gueule enfarinée, Bébert avec sa
beugne et moi avec ma chemisette déniapée, laissant derrière nous
le «moulin» et son secret.
On
avait paumé la lanterne d'Oncle Hubert, ce qui nous garantissait une
double tisane mais c'est le prix à payer - dit-on - pour la
drénaline.
La
p'tiote n'a jamais cafté, du moins pas encore à ce jour... on n'a
jamais su ce qu'elle foutait là en pleine nuit et si on avait un
lien de parenté avec elle, Oncle Hubert a emporté le secret dans sa
tombe.
Lexique
du patois bourguignon:
beugne
: bosse
beusenot :
idiot
borgnotte :
petite fenêtre
chouiner:
pleurnicher
déniapé :
déchiré
drouille :
diarrhée
esquinté :
abîmé
gaugé,
tripé: mouillé
jarter :
renverser, marcher très vite
nadouiller
: jouer, éclabousser avec de l'eau
nononque :
Oncle
p'tiote
: gamine
rabasse :
averse
rebeuiller :
fouiller
tisane
ou frottée : dérouillée
viauner :
sentir mauvais
virot:
nausée
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire