Publié sur le site MilEtUne d'après l'illustration
Du
Bronx jusqu'au cimetière de Green-Wood par la ligne 5, il faut
exactement trente neuf minutes avec le changement à Atlantic Avenue.
Je
le sais parce que je fais le trajet chaque premier dimanche du mois.
C'est
là qu'elle dort au 375 de l'avenue des sassafras; les gens disent
qu'elle repose mais je préfère dire qu'elle dort.
Avant
qu'elle repose elle dormait déjà beaucoup - surtout la journée -
parce que son métier de chanteuse et danseuse l'occupait une partie
de la nuit.
Je
guettais depuis mon petit lit le claquement de ses escarpins dans
l'escalier puis je m'endormais, harassé et rassuré.
Elle
a toujours aimé les chrysanthèmes, je ne sais pas pourquoi mais il
y en avait une pleine brassée chaque semaine à la maison... sans
doute des admirateurs.
Ici
on dit que c'est une fleur pour les mariages mais ça faisait marrer
mon père qui n'était pas jaloux pour deux cents.
C'est
d'elle que je tiens ma passion pour le jazz. Plus tard je serai
batteur de jazz comme Buddy Rich avec le trio d'Oscar Peterson.
C'est
encore elle qui m'avait pistonné pour pouvoir approcher mon idole
depuis les coulisses du Blue Note... j'en tremble encore.
Trente
neuf minutes à tenir un bouquet de chrysanthèmes à bout de bras,
ça n'est rien par rapport au supplice du noeud papillon mais c'est
ainsi qu'elle aimait me voir - endimanché pour le cérémonial de
l'église - alors je le mets pour elle aussitôt que je suis dans le
métro; j'ai bien trop peur qu'un pote me surprenne.
Porter
un noeud pap dans le Bronx, c'est signer son arrêt de mort... ou au
mieux mourir de honte.
Au
cimetière je me sens bien parce que de grands noms dorment pas loin
d'elle, l'immense Leonard Bernstein, Henry Steinway et cette Lola
Montez la danseuse “espagnole” à qui elle ressemblait beaucoup.
Je
sais que là dans cet immense dortoir de six cent mille lits fait
d'étangs et de vallons où paissent des animaux en liberté, mes
bouquets de fleurs blanches vont s'épanouir.
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