Publié aux Défis du Samedi sur le thème du daguerréotype
Ce
matin en quittant la place du Pont-Neuf, Monsieur Bourgeois se hâtait
de rentrer au logis, serrant sous son bras le précieux colis, un
daguerréotype commandé à la célèbre maison Lerebours pour
célébrer les quarante ans de son épouse Mathilde Bourgeois née
Trottefort.
Mathilde
s'était prêtée deux semaines plus tôt – fastidieuse séance de
pose dont elle était revenue fourbue – au rituel que nécessitait
ce nouveau procédé photographique dont le Tout-Paris daguerréophobe
raffolait.
Monsieur
Bourgeois y voyait là le moyen de moderniser la galerie des affreux
tableaux de famille et d'offrir à ses hôtes la preuve irréfutable
de son ascension sociale et de son éclatante modernité.
Comme
chaque quinzaine Madame était partie visiter sa mère en province et
Monsieur Bourgeois trépignait à l'idée de découvrir le résultat
avant de l'offrir à Mathilde à son retour.
Il
ne fut pas déçu du voyage en découvrant avec ahurissement sa
Mathilde sous un jour nouveau.
Il
fut d'abord tenté d'essuyer le verre avec ses doigts afin de chasser
cette image cauchemardesque mais un daguerréotype nécessite d'être
manipulé avec d'infinies précautions.
Assurément,
un employé de Lerebours avait commis une boulette en préparant le
paquet.
La
scène n'avait rien à envier aux sulfureuses bacchanales de Titien
et Monsieur Bourgeois put s'émerveiller de la netteté du cliché
quand on sait que les sujets avaient dû garder la pose dans des
attitudes pour le moins scabreuses pour les uns et et acrobatiques
pour d'autres.
Bien
évidemment il reconnut sa Mathilde cramponnée au photographe
lui-même entrepris par la veuve Campion, leur voisine du 3ème
étage !
A
leurs côtés s'exhibaient deux monstres difformes dont il était
impossible de dénombrer les paires de bras et de jambes si tant est
qu'il y eut des paires complètes...
Pour
le reste, bien des protagonistes étaient masqués et il eut fallu
les connaître plus intimement pour parvenir à les identifier aux
seuls indices apparents qu'étaient les croupes rebondies ou les
toisons hirsutes.
Il
crut malgré tout reconnaître le sacristain de l'église Saint-Roch
à sa panse rebondie et à sa moustache de brigadier qu'il avait tout
d'abord confondue avec une toison pubienne.
Le
décor fait de rideaux drapés et le mobilier luxueux faisaient pâle
figure comparés à la brillance argentée des corps enchevêtrés
qui soudain s'animèrent !
Dans
les mains de Monsieur Bourgeois la plaque sous verre insérée dans
son écrin décoré d'angelots potelés s'était mise à trembler,
donnant vie à cette scène effarante à laquelle il lui semblait
qu'il participait malgré lui!
Monsieur
Bourgeois poussa un râle, cherchant désespérément ce chignon
revêche et cette bouche pincée qui caractérisaient Mathilde mais
il n'y vit qu'extase, pâmoison et aussi le gros
« petit-oiseau-qui-va-sortir » de Lerebours, cet attribut
qu'affectionnent tant les photographes et qu'ils promettent à leur
sujet à l'instant de presser le bouton magique...
Un
fracas se fit entendre dans la galerie des tableaux de famille où
l'un d'entre eux – chargé de courroux et de regards accusateurs –
venait de se décrocher en signe de protestation.
Monsieur
Bourgeois en échappa la plaque sous verre qui se brisa en deux sur
le parquet ; le corps décapité, Mathilde gardait encore cet
air béat qu'ont tous ceux qui se font tirer le portrait pour la
toute première fois.
Il
n'empêche que ce Lerebours forçait l'admiration par une précision
dans la restitution des détails qui révélait jusqu'au minuscule
tatouage sur la fesse droite de la veuve Campion du 3ème étage...
un détail dont Monsieur Bourgeois n'avait pas souvenir et qu'il se
faisait fort d'examiner à la prochaine occasion.
Sans
doute ignorait-il que le procédé inventé par Daguerre inversait
l'image et que c'était la fesse gauche de la Campion qui se trouvait
tatouée.
Monsieur
Bourgeois poussa un soupir de soulagement : le daguerréotype –
merveille de technologie – avait la singularité d'être unique et
de ne pouvoir être reproduit ou dupliqué d'aucune manière... ainsi
personne ne verrait jamais ce qu'il venait de voir, du moins
l'espérait-il.
Ayant
réduit en miettes l'objet du scandale avec la pointe de sa canne,
Monsieur Bourgeois quitta son appartement, évitant au passage le
tableau de famille déconfit et prit la direction du 3ème étage...
on allait voir ce qu'on allait voir et – jamais en peine d'un bon
mot – il songea « à Daguerre comme à Daguerre ».
un drôle de type ce Daguerre !
RépondreSupprimer