Je
me
souviens qu'autrefois à l'inverse d'aujourd'hui, l'été commençait
bien avant le vingt et un juin et excepté le Dudule et ses éternels
leggings, on gardait short, sandalettes et chapia de paille
jusqu'à fin septembre.
Parmi
les nombreux évènements qui
ponctuaient les vacances, le feu d'artifesses du quatorze - comme
disait mon frérot - la messe en latin du dimanche, les vachettes
d'Intervilles et l'arrivée de la moissonneuse lieuse Mac Cormick
arrivaient très loin derrière le grand Charottage.
Il
faut dire que le grand Charottage était
une institution, l'Evènement incontournable, une tradition immuable
dans la famille depuis que l'oncle Hubert avait dégoté ses deux chevals -
un blanc et un pie - à la grande foire de
Semur-en-Auxois.
J'ai
toujours eu du mal avec le cheval et
encore plus avec son pluriel et mon oncle ajoutait à ma confusion
lorsqu'il me reprenait d'un ton bourru: "On dit ch'vau quand y 'a
plusieurs ch'vals, bougre de beuzenot! mais on dit charotte
qu'y'ait qu'eune charotte ou plusieurs charottes!"
Bref, je trouvais plus commode de dire
Filochard et Ribouldingue puisqu'on les avait ainsi rebaptisés dès leur arrivée à la ferme.
Il avait aussi ramené une polonaise mais ça
c'est une autre histoire qui fit bien du tintouin dans la famille et dont j'ai pas prévu de causer ici.
Ainsi
donc le matin du grand Charottage nous
trouvait debout avant le coq, fin prêts pour une expédition qui
allait durer toute la journée et nous sauver du même coup des corvées
d'arrosage, de cueillette des cassis, d'équeutage des
haricots verts et de tâches ménagères plus chiantes les unes que les
autres...
Le
harnachement des deux pieds nickelés -
qui patachaient déjà - était une affaire d'homme et tandis que
l'oncle Hubert bandait courroies et croupières, on fourbissait la
charotte, assurait les ridelles, tendait la bâche et chargeait les
paniers du pique-nique pour finir par le tirage au sort du gagnant
de la place de copilote.
Nos
chamailleries se terminaient toujours
dans un formidable claquement de fouet qui ébranlait l'équipage et
nous forçait à sauter in extremis sur l'unique banquette de bois où on
allait taler nos culs tout à loisir.
Nous
allions encore en prendre plein les
mirettes, les oreilles et les narines, attraper le virot et claquer
des dents mais à chaque fois c'était un plaisir renouvelé et je n'aurais
pas laissé ma place même pour la collection complète
des aventures de Chick Bill en Arizona sur papier glacé!
Vue
l'heure matinale notre bruyante
traversée du bourg ne passait jamais inaperçue et les paris allaient
bon train pour deviner lequel des villageois hériterait du plus beau
crottin devant sa porte! La mère Gautherot dont le
potager faisait bien des jaloux a dû en récolter plus qu'à son
tour...
Je
n'ai toujours pas compris comment une
oreille de cheval pouvait saisir les "Hue" et les "Dia" tant les
roues cerclées faisaient un bruit d'enfer. Pourtant nous n'avons jamais
versé au fossé, même dans les épingles serrées qui
menaient à la Combe de Lavaux.
Les
croupes des chevaux - cette fois j'aurai
réussi mon pluriel - ondulantes, leur puissant fumet à nous faire
regretter celui de nos chaussettes, le martellement changeant des sabots
au gré des pavés, du sable et de la terre, les
inquiétants grincements de la vieille charotte et surtout nos cris
incessants ne cessaient qu'à la halte de midi et toujours dans cette
même clairière que nous avions choisie pour sa fraîcheur,
sa bonne odeur de pin et son frais ruisseau où l'oncle Hubert
trempait l'Aligoté...
Comme
nous, Filoch' et Riboul' mégeaient
leur pitance d'un solide appétit avant que nous emporte une sieste
bien méritée qui nous menait jusqu'au tintement de quatre heures.
Le
retour était plus triste, les bricoles
plus lourdes et nos cris moins joyeux; le coeur lesté d'émotions
diverses, on abordait la descente vertigineuse vers le bourg, sabots de
freins bloqués et mâchoires serrées (les nôtres) comme
pour retenir le temps qui nous menait inexorablement vers septembre
et la rentrée scolaire.
Dans
un dernier hennissement, notre attelage
franchissait la cour de la ferme où nous attendait déjà le grand
baquet de bois et le savon de Marseille pour un décrassage
incontournable.
Une
fois dételés, délestés des guides,
barres de fesses et autres chaînettes les ch'vals retournaient à
l'écurie et l'oncle Hubert à sa polonaise sans même passer par le baquet
de bois mais ça, c'est une autre histoire.