Publié aux Défis Du Samedi
En
sculpture on dit que c'est le premier coup de couteau qui coûte...
le mien c'était un Opinel n°13 - le fameux Géant avec sa bague
double sécurité - cadeau de mon Oncle Hubert et qui n'avait jamais
coupé que du saucisson et du sureau qu'on fumait en cachette avec
les copains.
Mais
cette fois-ci - par je ne sais quelle perversité propre aux femmes -
Jeannette avait su m'arracher la promesse de graver nos initiales sur
le gros poirier du père Martenot, pour la postérité et pour mon
plus grand malheur!
Sa
mère n'avait-elle pas mis le grappin sur le maire du village qu'elle
avait épousé en secondes noces et réduit en esclavage?
Comme
j'amorçais la découpe du «J» fatidique - un J comme Jocrisse,
parfaite incarnation de la niaiserie et de la bonne poire que j'étais
- je me vis marié et père d'une marmaille crottée et pleurnicharde
à tel point que la lame dérapa pour ciseler comme une espèce de
moustache.
A
cet instant je ne sais ce qui s'opéra en moi mais mon bras fut pris
d'une irrésistible frénésie créatrice au point que je disparus
rapidement sous une montagne de copeaux.
Sous
mes yeux ébahis naissait un vieillard hirsute aux yeux exorbités
tandis que ma main armée lançait de terribles éclairs, taillant
dans le tendre une bouche béante et deux grandes oreilles de bouc.
Une
barbe aux méandres tarabiscotés ne tarda pas à se former jusqu'au
sol comme autant de racines.
Un
Rodin ou un Cesar s'était emparé de mon bras pour créer cette tête
de vieillard, me sauvant du même coup d'un terrible destin. Au
diable le père Martenot, il me restait à trouver une explication
crédible pour Jeannette ou bien prendre mes jambes à mon cou.
C'est
l'instant de l'ultime coup d'Opinel, de la touche finale qui signe
l'oeuvre à jamais qu'elle avait choisi pour surgir: »Qu'est-ce que
c'est qu'ce machin?»
Comment
réfléchir vite quand le peloton d'exécution est en position de
faire feu?
«Euh...
c'est un totem, le totem de l'amour » bredouillai-je.
«Et
pis? Où qu'elles sont nos initiales ? » rugit-elle.
Je
cherchais désespérément un semblant de « J » et de
« C » dans l'entrelacs de la barbe et n'en trouvant pas,
je m'embarquai dans un discours stérile sur la symbolique du totem,
sur cet emblème érigé à notre amour naissant et... comme une
délivrance elle me coupa dans mon discours vaseux: »En plus, il
louche ton totem!»
J'étais
prêt à accepter bien des reproches mais pas qu'on accuse Rodin ou
Cesar d'avoir affublé cette œuvre d'un strabisme divergent!
J'allais
lui dire que c'était elle qui louchait mais je lui suggérai de se
mettre bien en face du totem; malgré ça elle insista: »Où
qu'elles sont nos initiales?»
A
l'heure où les vrais amoureux, les grands, accrochent des cadenas
aux parapets des ponts de Paris ou Singapour, je trouvais ridicule de
graver nos initiales sur un poirier, mais j'avais pourtant promis.
«Je
vais te les faire tes initiales!» criai-je en plantant l'Opinel dans
l'oreille droite du vieillard.
Si
vous passez un jour près de l'arbre-totem du père Martenot vous y
verrez encore la profonde blessure que ma rage lui infligea...
L'humeur
des femmes est changeante, je l'ai souvent observé par la suite mais
je fus déconcerté quand elle lança: »Pas la peine! J'en veux
plus» et elle tourna les talons qu'elle avait entre autres fort
jolis.
Je
ne revis jamais ses talons ni ce regard assassin qu'elle m'adressa.
Le
totem de l'amour n'avait pas tenu sa promesse et un grand calme se
fit dans le bois et dans ma poitrine.
Dans
la même semaine, le père Martenot eut une attaque mais c'est une
autre histoire, enfin je crois...
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