Publié aux Impromptus Littéraires
Comment
oublier ces instants bénis quand - ayant rendu nos copies - Elle se
penchait sur certains d'entre nous pour commenter notre travail ou
corriger nos fautes.
Sans
me vanter j'ai toujours été balèze en orthographe et si je
n'essuyais pas la moindre critique combien de fois ai-je sciemment
semé des coquilles dans ma prose comme autant de petits cailloux de
Poucet rien que pour le plaisir de sentir au dessus de moi son
incomparable parfum et cette profonde et rassurante respiration qui
me plongeait en apnée.
Le
coeur au bord des lèvres le mécréant que j'étais tournait alors
la tête pour planter son regard dans le ténébreux sillon de cette
gorge inconsciemment offerte à mes seuls yeux et qui ne palpitait
que pour moi.
Par
crainte d'éveiller les soupçons, je me contentais d'un désaccord
de participe passé ou d'une ponctuation sauvage qui m'accorderait
quelques instants d'apnée supplémentaire.
Je
trépassais, asphyxié, l'âme en points de suspension, en proie à
cette ivresse des profondeurs que connaissent les plongeurs
imprudents et dont parlait l'homme au bonnet rouge dans ce
merveilleux film qu'on m'avait emmené voir au cinéma.
Je
ne saurais dire ce qui de cet abîme si sombre, si vertigineux ou de
ces rondeurs laiteuses, opalines me procurait le plus de plaisir car
dans la nature comme dans l'écriture, les pleins et les déliés,
l'adret et l'ubac, les vallons et les collines ne sauraient
s'apprécier l'un sans l'autre.
J'appris
plus tard - c'est à dire à l'âge où les culottes rallongent et où
l'acné explose sur les fronts juvéniles - qu'on donne une note aux
poitrines des dames.
Résolument
fâché avec les mathématiques je fus profondément déçu qu'on
attribue un chiffre là où le regard - et parfois les mains pour
confirmer - suffisent amplement à l'appréciation de tout mâle
normalement constitué.
A
celle qui me nota de façon si juste et si charmante je donne à mon
tour un quatre vingt dix et je pèse mes mots, sachant bien qu'avec
le temps les souvenirs s'érodent quand enflent les proportions.
Je
me souviens aussi qu'Elle portait de fines lunettes sans doute par
pure coquetterie car de tels yeux ne souffraient aucune correction,
du moins le croyais-je à l'âge où les mots myopie et presbytie
n'étaient pour moi que prétexte à perfectionner mon i grec.
J'appris
dans le même temps quelle réputation on donne aux femmes à
lunettes mais ayant déclamé haut et fort cette soi-disant vérité
lors d'une réunion de famille, la correction qui s'ensuivit m'ôta
pour un temps l'envie d'approfondir la question.
Comme
je regrette aujourd'hui de n'avoir gardé aucune de ces copies où
Elle posa son regard et où je saurais déceler plus de soixante ans
après la trace d'un doigt parfumé sur quelques malicieuses
coquilles.