mardi 3 novembre 2015

Neige en mars

des personnages : un grand-père et un enfant
une profession :clown
une période :1914
des lieux :Un pont et le département du Rhône
un objet :un pendentif
un animal: un lapin
une phrase «et pourtant, je t’avais prévenu(e)»

... les 8 éléments proposés et imposés par Les Impromptus Littéraires
 



Je l'avais toujours vu rire - faut croire qu'il était né avec cet indestructible sourire qui éclairait son visage - pourtant ce 25 mars j'ai vu pleurer mon papé.
C'était pas des sanglots comme un gone* qu'on a privé de dessert, les clowns ça pleure pas vraiment, ça fait semblant même pour la mort d'un grand homme.
Mon papé était clown ( on disait clovne) à mi-temps dans le quartier de la Mouche et tripier ambulant le reste du temps c'est à dire de septembre à juin.
Ah il fallait l'entendre aboyer “Des tripes, des tripes” en secouant un chapelet d'énormes Jesus en pendentif comme pour imiter la Belle Otero ou Mata Hari.
Je crois qu'il était en fait le seul amuseur-tripier-charcutier de l'agglomération lyonnaise à vendre du tablier de sapeur* avec un gros nez rouge.
Il disait que le gras-double méritait bien qu'on crie deux fois aux tripes d'autant plus qu'il mettait double dose de Mâconnais blanc dans sa préparation.
Bien avant le drame il m'avait dit “La neige en mars sur le pont du Rhône c'est le plus mauvais des présages”.
Avec l'insouciance qui caractérise les piafs de mon âge je n'y avais rien vu de bien inquiétant à part l'obligation d'aller tripler la litière de paille dans le clapier du lapin Pinpin.
Il faut dire que Pinpin c'était son outil de travail - son travail de clown, pas de tripier - la grosse boule de poils surprise qu'il sortait de son vieux chapeau sous les éclats de rire et que je préservais des pattes de mémé Anaïs qui l'aurait volontiers accommodé à la moutarde de Dijon!
Faut dire qu'on mangeait pas du lapin tous les mois et que mémé Anaïs était aussi méchante et rabat-joie que papé était jovial.
Il l'avait épousée en secondes noces en déclarant qu'on gagne rarement deux fois à la loterie, aussi ce n'était pour moi qu'une demie-mémé nonobstant un quintal certifié.
Les “Et pourtant, je t’avais prévenu” de demie-mémé ponctuaient chacun de mes tours pendables et j'ai dû courir plus d'une fois me réfugier vers papé pour éviter une rouste.
Ce jour-là j'avais été exceptionnellement sage et par conséquent mémé Anaïs trop silencieuse; tout ça était anormal d'autant que le vent s'était tu (papé aurait dit “Le vent d'autan c'est tétu” si l'heure avait été aux plaisanteries).

Il se contenta de dire gravement “Avignon sans Mistral, c'est plus Avignon” en essuyant une larme sur sa joue. Si le Rhône l'avait fait naviguer trente ans plus tôt jusqu'au coeur de Lyon il n'avait jamais oublié sa Provence natale.
Je sais parfaitement qu'on était le 25 mars 1914 puisque c'était le jour de l'arrivée à Paris du 6ème Tour de France Automobile passé quelques jours plus tôt dans notre capitale des Gaules.
J'ai bien vu que papé n'avait pas le coeur à parler des Bugatti et autres de Dion-Bouton qu'on avait pu applaudir devant la Préfecture.
Fini automaboules*, moteurs pétaradants et lapin farceur sorti du chapeau, aujourd'hui on pleurait Frédéric Mistral le poète provençal.
Pour un guignol comme moi, un poète c'était une espèce de fada moustachu avec un grand chapeau et je n'étais pas conscient que ce jour signait la fin de la Belle Epoque et que la langue d'Oc perdait son plus farouche défenseur.

Plus tard mon papé retrouva son sourire et mémé Anaïs ses saboulées* mais quelque chose s'était définitivement brisé.
Plus rien ne tournait comme avant, j'appris que faute de concurrents, les rares participants au 6ème tour de France automobile avaient été déclarés ex-aequo à Paris.
Le mauvais présage annoncé par papé allait si je peux dire faire boule de neige quelques mois plus tard du côté de Sarajevo mais ça c'est une autre histoire.


gone : enfant
tablier de sapeur : spécialité culinaire de la région lyonnaise à base de gras-double
automaboule : automobile
sabouler : réprimander

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