Ecrit à l'occasion du premier concours de nouvelles de la ville de Saint Calais
Connaissez-vous le chausson aux pommes de Saint Calais et sa légende ?
Tout est
calme, le robinet goutte comme toujours, on devine à voir la
tête de mamie Jeanne que l'instant est crucial, fondamental... celui
du “premier tour” où le rabattage de la pâte au tiers de sa
longueur amorcera une véritable pâte feuilletée ou bien un grand
désastre.
Inconscient
de l'enjeu, papy Marcel s'éguerzille
:”Dis donc beudot!
Tu iras fermer le robinet proprement!”
Le beudot c'est
moi, mais ce qualificatif tiré du patois local et dont j'ai hérité
depuis mes quatre ans - date à laquelle j'ai scié la canne de papi
pour m'en faire une épée médiévale - me va comme un gant.
En traînant la
jambe, je vais fermer le robinet “proprement” de toutes mes
forces.
“Moins fort,
beudot! Tu vas encore bousiller les joints”.
Moins fort...
faudrait savoir ce qu'on veut. A l'entendre, dans cette maison la
consommation de joints de robinets est proportionnelle à la durée
de mes vacances chez eux.
Le joint c'est
cette chose caoutchouteuse qui est au robinet ce qu'est la bonde à
la baignoire, ce qu'est l'intervalle aux piquets de clôture et ce
qu'était l'indicateur Chaix aux trains qui se croisent... c'est à
dire une ignoble torture d'arithmétique que je refuse d'évoquer
plus longtemps.
Entre le
quatrième et le cinquième tour de pâte, mamie Jeanne prend le
temps de m'adresser un de ces sourires dont elle a le secret et qui
font du beudot le gamin le plus heureux du pays Calaisien.
Il faut dire que
Saint-Cal - je dis comme ça parce que ça me plait - est un
formidable terrain de jeux pour un parigot même beudot, plus habitué
aux quais de Seine bétonnés qu'aux berges bucoliques de l'Anille.
Je sais...
bucolique, même en un seul mot ça fait bizarre la première fois,
mais on en guérit et je l'aime bien.
Celui qui n'a
jamais taquiné la truite ou la perche dans l'Anille ou encore fait
une mariennée dans le vieux lavoir les orteils dans l'eau ne
peut imaginer à quel point Saint-Cal est bucolique.
C'est aussi le
pays des légendes et des histoires “vraies” que papi Marcel a
une fâcheuse tendance à déformer.
Il a bien failli
me faire croire que la poule du Mans est une bonne grosse noire et
qu'elle est élevée exclusivement en batterie dans des camionnettes
blanches au bord de la route de Saint-Cal... jusqu'à ce que mamie
Jeanne démente en lui faisant les gros yeux :”Je t'en ficherai des
poules noires, moi !”
La pâtisserie
c'est pas son truc à papi Marcel, lui ça serait plutôt l'Histoire
avec une grande hache.
“Papi,
raconte-moi encore le château-fort”... et papi raconte le gros
donjon carré, les fossés et la double muraille. Je pige pas tout
mais c'est les noms qui m'amusent comme celui du comte Eveille-Chien
qui parait-il se levait tôt et puis il y a ce Guillaume que j'aime
bien parce que c'est mon prénom; c'est fou ce qu'il y avait déjà
comme Guillaume à l'époque, conquérants ou soumis.
“Dis papi?
Galop romain, c'est parce qu'y montaient à cheval?”
“Hum... ça
veut dire gaulois en gros, comme Asterix”
Ça
me parle déjà mieux, par contre y s'embêtaient pas à apprendre le
maniement du double décimètre, y se servaient des pieds!
Et construire un
château sur une motte de trente pieds de haut, c'est pas un fantasme
de pâtissière, ça?
L'Histoire c'est
marrant, sauf que les questions qu'on se pose finissent par faire mal
à la tête.
A chaque tour de
pâte, mamie Jeanne y enfonce les doigts - elle dit les dais - pour
se rappeler du nombre de tours... c'est à cause des trous dans sa
mémoire et quand elle aura marqué six dais ça fera six tours et il
sera alors temps de laisser reposer tout ça pour peler les pommes.
Papi Marcel et
moi on fait le concours de la peluche et le plus gros tas de pelures
c'est toujours le mien. Il dit qu'avec mon beulot de pelures
on nourrirait tous les cochons des Biards (pour ceux qui connaissent
pas Saint-Cal, les Biards c'est un endroit où tout est bon sauf
l'odeur et nous les parigots on s'y connait en odeurs).
Donc papi Marcel
s'occupe des granny-smith et moi des golden à cause du chien des
voisins que j'aime bien et qui s'appelle pareil. “Deux tiers de
golden et un tiers de granny” dit toujours mamie mais je laisse le
problème des tiers à papi, j'ai bien assez de soucis avec mes
devoirs de vacances.
Epépiner,
tailler en morceaux, pourfendre, la bataille fait rage autant que
dans les fossés du château où tour à tour - j'aime bien tour à
tour, ça fait médiéval - les pillards et les anglais convoitaient
la motte.
Les anglais
iront même jusqu'à foutre le feu à l'abbaye... papi dit très
justement que quand on n'est pas fichu de rouler à droite on fait
forcément des conneries.
Ici pour
l'heure, pas de carreaux d'arbalète ni de plomb fondu mais une douce
odeur de miel en train de mousser dans la cocotte où tomberont
bientôt sucre et pommes mélangés.
“Faut qu'ça
compote” commente mamie Jeanne en se lavant les mains... je sens
que le robinet va encore goutter.
Quinze minutes,
c'est plus qu'il n'en faut à papi Marcel pour bouter les anglais
hors de Saint-Cal et finir son histoire.
Aussitôt
j'enchaîne avec une autre : “Papi, raconte-moi celle du pâté aux
pommes” et même si la pâtisserie c'est pas son truc, papi Marcel
raconte encore la grande épidémie de peste et les bienfaits de
notre bonne châtelaine.
1630 c'est pas
d'hier! Sauf erreur ça doit être un siècle après Marignan et si
papi hésite une fois sur deux entre la dysenterie et la peste, on
peut dire sans se gourer que ce fut une grosse hécatombe qui a
dégommé Saint-Cal aux deux tiers... encore ces foutus tiers!
“Dis papi?
Pourquoi les notables y s'étaient barrés de la cité en fermant les
portes?”
“Hum... en
interdisant la sortie aux pauvres bougres qui y étaient restés, on
pensait stopper la contagion. On appelle ça une quarantaine”
Comme les
chiffres et moi ça fait deux je le laisse continuer tandis que des
effluves de cannelle mêlées d'un soupçon de vanille envahissent la
cuisine.
Difficile de
croire que quelques portes auraient suffi à barrer le passage à
cette vermine aussi dans la cité barricadée on organisa des
processions et on pria beaucoup... je suppose qu'on priait saint
Calais - c'est quand même fait pour ça les saints régionaux - et
aussi le pape Urbain Huit qui était un pote à Galilée - celui qui
faisait tourner la terre - mais autant pisser dans un luth, les gens
mouraient toujours.
Le tiers restant
de Saint-Cal a dû se serrer la serrure, du moins ceux qui en
portaient.
Insensible à la
“petite” histoire, mamie Jeanne s'est lancée dans la découpe
des disques de pâte feuilletée, une tâche qu'elle ne confierait à
personne.
Ne cherchez pas
ici d'emporte-pièce ou de découpoir, un coutiau pointu bien
aiguisé et un bol “à la retourne” suffiront.
Quand papi
Marcel évoque la châtelaine, il a les yeux humides comme s'il
parlait de son arrière-grand-mère : “ la châtelaine de l'époque
fit préparer un énorme brouet, une sorte de pâté fait de farine
et de pommes pour les habitants en quarantaine et les sauva ainsi
d'une mort certaine”.
Et mamie Jeanne
- battant un jaune d'oeuf pour la dorure - de conclure l'histoire :
“ ainsi est né le pâté aux pommes!”
Je profite de
cet instant de ferveur pour chiper un doigt de compote chaude; mamie
Jeanne n'a pas perdu la main et surprend mon larcin : “Alors,
voleur? C'est comment?”
“C'est trop
bon, mamie”
Mamie Jeanne se
fiche pas mal des textures, des équilibres et des goûts dont on se
gargarise à la télé chez Top Chef. Son alchimie c'est de l'amour
dodu et caramélisé, de l'amour fondant comme ses bisous du soir...
Barbouiller les
bords de chaque cercle, garnir la moitié du disque avec la compote,
rabattre l'autre moitié, souder les bords en appuyant avec les dais
pour fermer les chaussons... il faut les voir tels deux cordonniers,
courbés sur l'ouvrage comme si le reste de leur vie en dépendait.
Le parigot se
fait discret et file à la cave là où les chaussons vont aller
fraîchir pendant une heure - mamie préfère dire soixante minutes -
avant de remonter cuire au four vingt cinq minutes à deux cent
degrés... foi de cuisinière en fonte!
Quiconque n'a
pas vécu la préparation des chaussons ne peut imaginer l'itinéraire
qu'il leur faut parcourir avant de finir dans nos estomacs, sans
compter le nombre de fois où le robinet aura goutté.
C'est la seule
fois où je suis autorisé à descendre seul à la cave - le
sanctuaire de papi Marcel - pour faire de la place aux chaussons.
J'en profite pour faire la revue de détail des blonds Jasnières et
des Coteaux du Loir jaune d'or alignés comme des soldats dans leurs
grandes casernes de métal tendues de toiles d'araignée.
Demain c'est
dimanche, le premier dimanche de septembre et l'incontournable fête
médiévale du chausson aux pommes de Saint-Calais.
Demain on
s'arrachera les “sourires” feuilletés de Jeanne, papi Marcel
aura la larme à l'oeil au passage de la batterie fanfare et moi un
regard toujours suspicieux sur ce tertre féodal de Guillaume que des
angliches venus du mauvais côté de la route ont tenté d'investir.
Une fois encore
j'éviterai cette question qui a le don d'abougrir les gens
d'ici : “Pourquoi on dit chausson aux pommes alors que c'est
toujours aux pommes?”
Après tout j'ai
beau être un petit-fils de calaisien je suis un étranger, un beudot
de parisien même si demain la capitale sera sarthoise et même s'il
y a un peu de moi dans ce bel étalage doré et croustillant.
Abougrir :
énerver
beudot : nigaud
beulot : tas
coutiau :
couteau
dais : doigt
éguerziller :
hausser le ton
mariennée :
sieste
Quelle merveille de texte tout parfumé de senteurs pâtissières et d'amour en boule. J'adore vraiment me promener dans ce souvenir d'enfance. Mon papa s'appelait Marcel (et était pâtissier) et ma maman s'appelle Jeanne. C'est savoureux et tendre, drôle et gourmand? Je kiffe.
RépondreSupprimerMerci pour ton comm, Lyselotte. Je n'ai pas été primé à ce concours mais il m'a permis d'imaginer cette fiction avec mon grand-père Marcel et ma grand-mère Jeanne qui étaient de bons vivants !
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