samedi 6 février 2016

La grande gueule

Publié aux Défis Du Samedi



En dépit de sa grande gueule de bourguignon nous savions tous que notre Oncle Hubert avait toujours été timide avec les femmes et le récit qu'il nous faisait souvent de sa rencontre avec sa polonaise Anastazia ne le démentait pas.
Il avait pour l'occasion préparé une sorte d'antisèche, une petite liste de commentaires et de questions qui devaient lui assurer le succès de son entreprise.
Ainsi donc il fit ce qu'on appelle le premier pas pour s'approcher du buffet qui avait été dressé pour l'occasion et poussa la jeune femme du coude en disant d'une voix mal assurée :“Il a l'air bon ce buffet”.
Il ignorait à cet instant qu'elle était polonaise et qu'elle préférait de loin le bortsch aux gateaux secs et la wodka à notre kir national... aussi ne répondit-elle qu'un petit “oui” de politesse.
La seconde phrase aurait peut-être plus de succès alors - réprimant cette gêne qui paralyse les timides - il s'enhardit :“J'ai trouvé cette réunion constructive, et vous?”
Elle se retourna tout à fait, surprise :”Oh vous savez, les enterrements... quand on en a vu un”.
La question d'Oncle Hubert était peut être mal appropriée à la situation mais elle avait eu le mérite de surprendre la jeune femme.
Il est vrai qu'on trouve difficilement quelque chose de constructif à assister aux funérailles d'un quidam.
Anastazia avait cette opulence des femmes slaves qui savent profiter des bonnes choses; il lui trouva le mollet humide et l'oeil galbé ou le contraire. Il ne savait plus.
Il lui fallait enchaîner rapidement de peur que le soufflé ne retombe.

Donc Anastazia venait de sa Pologne natale pour la saison des vendanges et logeait chez la mère Jacotot derrière la mairie.
Contrairement à l'assistance endeuillée elle portait avec grâce le costume traditionnel - bustier, jupe et tablier fleuri - et aussi un nom en ski. Notre oncle crut comprendre que les noms polonais finissent souvent en ski à cause de leur rigoureux climat hivernal.
“J'adore votre chemisier” bredouilla t-il en tripotant son antisèche en attendant mieux.
Il en était déjà à sa troisième citation et l'affaire ne progressait guère.
Pourquoi était-il si difficile de briser la glace même quand on est fort, bien fait de sa personne et beau parleur?
“C'est un corselet de la région de Cracovie” rectifia Anastazia en exhibant le costume d'où dégaîllait une poitrine particulièrement généreuse.
L'Oncle transpirait abondamment et s'empressa de servir deux grands verres :“C'est un Ruchottes-Chambertin 2003. Est-ce que vous l'aimez?”
Anastazia y trempa ses lèvres si joliment charnues qu'on eut dit de grosses framboises.
“Je préfère notre wodka à l'herbe de bison” dit-elle avec une moue ravissante.
En d'autres circonstances, l'Oncle se serait offusqué d'une telle offense à son terroir mais entre eux la glace se craquelait et semblait prète à fondre, alors il lâcha le dernier commentaire de son antisèche comme on lancerait une bouée de sauvetage à un naufragé, en dernier recours :"J'ai l'impression qu'il y a moins de monde que la fois passée”

Elle le dévisagea, encore plus surprise :”C'est la première fois que je viens ici, Hubert”
Elle l'avait appelé par son prénom!
C'était LE signe, la preuve indiscutable qu'il avait harponné sa proie sur une banquise qui fondait à vue d'oeil et se dérobait sous ses pieds.
Comment conclure quand on a épuisé son questionnaire? Improviser au risque de tout gâcher?
Pourquoi souriait-elle alors qu'il allait périr noyé?
Au fond de sa poche il rencontra une clé, la clé de la Juvaquatre du grand-père.
Alors sans savoir pourquoi il parla de la Juvaquatre, une treue à quatre portes avec freins hydrauliques, 3 vitesses, une marche arrière et un coffre accessible de l'extérieur! Un bolide qui tapait le 95 kilomètres à l'heure et même parfois pendant une heure... et Anastazia était aux anges.
Elle prit Oncle Hubert par la main :”Hubert, on va l'essayer?”

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