dimanche 6 mars 2016

Else

Publié sur le site MilEtUne d'après l'illustration




C'est au fond de la vallée de la région de l'Hardangervidda en Norvège que vivent ces petits êtres qu'on appelle les trolls.
A plus de mille mètres d'altitude un oeil exercé peut apercevoir ces foldingues espiègles et pétulants, sautant comme des puces au bord du lac de Ringedalsvatnet où ils viennent lever leurs filets de pêche à la lueur de la lune.
Si la truite s'attrape au filet, le troll s'attrape à la lampe halogène ou au phare de voiture car exposé directement à la lumière crue il est bien vite pétrifié en nain de jardin à moins qu'il n'explose avant.
J'avais donc dû en faire éclater une bonne douzaine avant de réussir à en pétrifier un.

Si le Nokken – créature visqueuse – vit en bordure des lacs de montagnes, la Huldra – sublime et fascinante tentatrice – séduit les garçons imprudents pour les attirer au fond des bois et leur pomper leur énergie vitale.
Si ce n'est cette queue de vache qui orne son popotin, la Huldra n'a rien à envier à la gent féminine et c'est bien ça le danger.
Le Nokken que j'avais attrapé dans le faisceau de ma lampe avait seulement trois doigts et un pouce aux mains et aux pieds, un grand nez crochu et une queue en broussaille.
Ce farfadet avait sa place toute trouvée dans mon jardin entre une Venus de Milo bradée chez Emmaüs et un Bouddha en soldes de chez Truffaut... mais maintenant il me fallait une farfadette.

Celle que je poursuivais ce soir-là de ma flamme – une puissante torche Duracell multifonctions – devait être la plus naïve des Huldra car au lieu de se diriger vers la forêt où elle aurait pu me nuire, elle ne songeait qu'à courir après un bouc bourru qui s'abreuvait au bord du lac.
Les trolls ont cette fâcheuse manie de harceler les boucs bourrus qui ne leur ont rien fait et qui de surcroit sentent très mauvais.
Quand elle fut happée par le faisceau de la lampe, je pus voir sous une frange d'un roux flamboyant qu'elle avait trois yeux, ce qui ne gâchait rien car ils étaient tous très beaux... l'un bleu au beurre noir, l'autre marron-noisette et le dernier vert-de-gris !
“Ne faites pas attention à ça” minauda t-elle en cachant maladroitement sa queue de vache derrière elle; cette Huldra n'avait pas l'air effarouchée.
Je détournai le faisceau afin d'éviter l'explosion, curieux de pouvoir échanger avec une de ces créatures qu'on disait sournoises: ”Comment t'appelles-tu?” lui demandai-je, sur mes gardes.
L'oeil vert-de-gris se mit à briller :”Je suis l'épouse des forêts, beau gosse et je n'ai d'autre blaze que celui que vous voudrez bien m'offrir”.
“Que dirais-tu de Else?” proposai-je.
L'oeil bleu au beurre noir s'éclaira.
”What Else?” explosa-t-elle dans un éclat de rire.
J'ignorais que les publicités pour le café sévissaient aussi en Norvège.
Cette Huldra avait un humour et un modernisme qui me subjuguaient et m'inquiétaient tout à la fois... je devais me méfier.
“Comment peux-tu connaître ça?” lui demandai-je, interloqué.
L'oeil vert-de-gris brillait :”Je l'ai vu sur une face de bouc... tous les trolls ont une face de bouc et en Hardangervidda on a une application pour ça”.
J'étais en train de me faire embobiner par une drôlesse connectée.
“Alors tu seras Else” dis-je d'un ton volontaire pour couper court.
L'oeil marron-noisette me sondait au plus profond de mon être et me mettait mal à l'aise et si cette queue de vache n'avait pas été si indisciplinée j'aurais fondu sur le champ devant tant d'aplomb.

Hormis cette manie de pomper l'énergie vitale de leurs proies, on racontait que certaines farfadettes se mettaient en tête d'épouser un garçon pour pouvoir se marier dans une église et faire tomber cette queue qui les distinguait des humains.
“Je vous trouve très beau” dit-elle mais j'avais déjà entendu ça quelque part lors d'une chasse en Roumanie et je fis mine de ne pas avoir entendu.
“Eteins cette lampe qui m'aveugle” dit-elle doucement en clignant des trois yeux “nous serons tellement mieux sous la lune”.
Ce tutoiement me fit l'effet d'un électrochoc! Mon coeur battait fort et la torche Duracell brûlait ma main pourtant glacée.
Comme Else avançait un pied nu vers moi, je trébuchai et – tombant à la renverse – le faisceau de chez Duracell l'illumina, la pétrifiant instantanément.

Else trône au jardin avec ses trois yeux qui semblent m'observer à chaque fois que je la regarde.
On dit que les farfadets pétrifiés ont une âme et je veux bien le croire.
Bon présage ou sortilège?
Je ne saurais le dire... Else est là, c'est tout.


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