dimanche 24 juillet 2016

Voir Florence et mourir

Publié sur le site MilEtUne Histoires d'après l'illustration




Le commandant du Titanos allait s'enfiler un double scotch au bar de la passerelle quand le commandant en second – qui selon la hiérarchie venait donc juste après lui pour se servir un simple scotch – vint prévenir qu'on approchait d'une ville.
Comme aucune ville n'était annoncée avant dix jours, il demanda qui colportait cette ânerie.
L'ânerie en question émanait d'un officier sénior qui l'avait entendue prononcée au bar des officiers par un officier junior.
On alla chercher l'officier junior au bar des quartier-maîtres où l'un d'eux confirma entre deux téquila que l'information venait d'un veilleur.
La vue des veilleurs ne devait jamais être mise en doute sur le Titanos, car on leur affutait toujours la vue avant le départ; celui-ci fut donc sommé de fournir des détails.
Le veilleur d'origine italienne jura sur la tête de ses jumelles Mira et Vera qu'il venait de voir Firenze – sa ville natale – Florence en français et en Toscane comme chacun sait.

Le commandant en premier – qui venait donc selon la hiérarchie juste avant l'autre – éclata de rire :”Tu as vu Florence, en plein océan? Pourquoi pas un iceberg tant qu'on y est?”
Le commandant en second se mit à rire lui aussi mais en second en ajoutant :”Un iceberg pour votre double scotch, commandant?”
Le commandant en premier cessa de rire; quel rapport y avait-il entre son double scotch et un iceberg?
L'officier junior s'adressa alors au veilleur italien :”Dis-moi veilleur à la vue affutée, n'aurais-tu pas vu le Palazzio Vecchio, par hasard?”
Le veilleur toujours italien acquiesca :”Sur la tête de mes jumelles, j'ai bien vu le Palazzio Vecchio! Mais comment le sais-tu?”
Le commandant en premier reprit la question :”Oui, comment le sais-tu?”

L'officier junior poursuivit :“Et n'as-tu pas vu aussi la coupole du Dôme?”
“Sur la tête de mes jumelles, j'ai bien vu la coupole du Dôme!”
“Et la tour de Bell de Giotto?”
“ Sur la tête de mes jumelles, j'ai vu la tour de Bell de Giotto”
“Et le jardin des Roses?”
“Sur la tête de mes...”
“Ça suffit!!!” hurla le commandant en premier en renversant son second... double scotch.
“Et la grande poignée?” continua l'officier junior.
Interdit, le veilleur à la vue affutée ouvrit des yeux ronds d'étonnement, ce qui était interdit aux veilleurs :”Euh... quelle grande poignée?”
L'officier junior, gonflé d'orgueil sentait miroiter les galons de senior. ”Et bien la grande poignée de la grande valise” dit-il sur un ton suffisant mais qui ne suffisait à personne.



“Oui, quelle grande valise?” demanda le commandant en second.
“Alors, quelle grande valise?” s'impatienta le commandant en premier par ordre hiérarchique.

L'officier junior expliqua qu'il s'agissait d'un phénomène rare appelé la valise de Folon, une gigantesque valise creuse, symbole de voyage et de liberté qui se déplaçait au gré des vents et capable de désorienter le plus affuté des veilleurs.
“Et que faut-il faire en premier?” demanda le commandant en premier.
L'officier junior soupira :”Il faudrait pouvoir tirer sur la poignée, mais c'est bien haut”

“Que tout l'équipage fasse la courte échelle” commanda le commandant en premier “et qu'on tire cette foutue poignée!”
Ainsi fut fait jusqu'à ce qu'un dernier matelot atteigne la grande poignée.

Tout en bas un quartier-maître blasé fredonnait un vieil air du folklore italien :”T'as voulu voir Germaine et on a vu Florence...” lorsqu'un craquement sinistre se fit entendre.
“Quèsaco?” demanda le le commandant en second qui avait fait provençal en seconde langue.
“Ça doit être cette foutue poignée” dit le commandant en premier qui avait fait psychologie en alternance.

Le veilleur à la vue affutée se pencha par dessus le bastingage et déclara gravement :”Euh... commandant, sur la tête de mes jumelles Mira et Vera, je crois bien que c'est plus grave”.





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