mercredi 29 mars 2017

L'écrivain voyageur

Publié aux Impromptus Littéraires





A la proue de la barque le cormoran poussa un cri guttural, ce “gra-gra” glougloutant si difficile à traduire dans un récit.
Sur la rivière boueuse quelques troncs d'arbres morts semblaient ouvrir les yeux à leur passage.
Théophile sourit intérieurement... ce cri de cormoran le soir au-dessus des jonques lui rappelait tout à coup le film d'Audiart qu'il avait vu étant étudiant en lettres classiques.
Serrault, Blier, Carmet, Meurisse, tout ça était si loin aujourd'hui.
Toujours à la proue le cormoran délesté d'une de ses grandes plumes faisait la gueule, dardant un oeil rouge sur cet étrange scribouillard.
“Vous ne devriez pas faire ça” marmonna le rameur tout en manoeuvrant à l'entrée d'un marigot.
Marigot: le mot était singulier et devrait plaire à son éditeur féru d'exotisme.
Théophile plongea la plume dans l'encrier qu'il avait improvisé: une petite calebasse où dansait un fond d'encre de noix de galle et de bave de crapaud-buffle.
Il avait connu une Marie Gault quand il était étudiant en lettres classiques... dans une autre vie.
“De l'authenticité! De l'au then ti ci té! “ avait aboyé son éditeur en lui jetant le guide du routard à la figure.

Droit devant eux un tronc d'arbre mort baillait à s'en décrocher une mâchoire en dents de scie.
“Chaque marigot a son crocodile” déclama le rameur désabusé.
Comme Théophile s'empressait de noter cet authentique trait d'esprit, il y eut un choc à tribord qui renversa le précieux encrier.
“Merde!” aboya l'écrivain privé de son carburant “tu pourrais faire attention. D'où tiens-tu ton permis?”
A la proue, le cormoran ricanait trop fort aussi le rameur le chassa t-il d'un bon coup de perche en rétorquant: “J'ai eu mon permis chez Hubert”
Théophile soupira. L'Hubérisation des services de pirogues allait faire de l'ombre à ceux qui comme lui exerçaient le dur métier d'auteur-découvreur.
Dans son carnet de voyages l'encre de noix de galle renversée avait dessiné une carte aux contours vaguement africains; il y vit un mauvais présage.
Il lui fallait urgemment rencontrer ce sorcier, ce marabout dont on lui avait vanté les dons.

“On arrive” dit le rameur en redoublant d'effort tandis qu'un tempo lancinant de tambours se faisait entendre derrière un dense rideau de végétation.
Théophile tendit l'oreille :“Du Youssou N'dour” dit-il “non... du Julie Piétri”
Eve lève-toi et danse avec la vie... L´écho de ta voix est venu jusqu´à moi... c'était bien loin tout ça.
Il s'ébroua et sauta gauchement sur un sol grouillant, une sorte de moquette vivante et spongieuse, le coeur palpitant de l'Afrique sauvage.
Le rameur lui tendit la perche: “Marche sur une fourmi et mille autres t'attaqueront”
Théophile s'écarta pour sortir son Montblanc et consigner l'adage sur une page épargnée par l'incident; il sourit à l'idée cocasse d'un Montblanc dégainé au coeur de l'Afrique noire...
Son éditeur ne devait pas savoir, il recopierait tout à son retour.

“Je te dois combien, rameur?” demanda Théophile en fouillant ses poches.
“Voyons, voyageur... trois cent coups de perche – je ne vous compte pas celui pour le cormoran – et cinq adages traditionnels, ça fait vingt euros” annonça le rameur.
“En voici dix” répondit Théophile, rompu à la négociation.
Le rameur s'éloignait déjà en chantonnant.
“Du Youssou N'dour” se dit Théophile puis il tendit l'oreille “non... du Jean Sablon”.
Vous qui passez sans me voir... c'était bien loin tout ça.

On avait dû les prévenir de son arrivée car la porte de la case marquée “Arrivée” s'ouvrit devant lui sur un spectacle d'apocalypse.
Théophile hésitait... devait-on dire maraboute pour une femme marabout ou plus simplement sorcière?
Par quel sortilège avait-elle deviné sa question ? “Appelle-moi Sévigné... Huguette de Sévigné” tonna la grosse femme en éclatant d'un rire gras qui laissait entrevoir les touches noires d'un râtelier incomplet.
Elle lui rappelait Madame Conchon alias Miss Piggy – la directrice d'Etudes de la fac – dont l'embonpoint et la poitrine opulente occupaient largement la chaire dont elle était titulaire.
En guise de chaire la maraboute ne possédait qu'un fauteuil taillé dans la masse d'un baobab par quelque artiste local et qui représentait grossièrement le grand vizir Kara Mustapha juste avant sa décapitation par le sultan Mehmed IV sous les murs de Ouagadougou.

“Mets-toi à l'aise mon poulet” susurra Huguette entre ses rares dents blanches.
Théophile sentit qu'il tenait là son sujet...



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