Publié sur MilEtUne d'après l'illustration
J'étais
en contemplation béate devant mon immaculé carré de pelouse
enneigé comme le serait un inconditionnel du tableau de Malevitch
quand ils sont arrivés sans prévenir, impromptus... un, puis deux
puis d'autres comme des intrus dans la neige fraîchement tombée.
Mes
voisins en avaient eu autrefois dans leur jardin et à force d'en
voir ils s'étaient habitués; ils leur donnaient des noms bizarres
qu'on trouve dans des livres savants : Réticulati, Caspius,
Aleppici, enfin des noms pas de chez nous.
J'ai
fait celui qui n'avait rien vu et je suis rentré à la maison en
catimini; Germaine serait bien foutue d'aller ébruiter la nouvelle
au village.
Le
lendemain matin ils étaient toujours là et plus nombreux, comme si
ceux de la veille avaient donné le mot aux nouveaux arrivants.
J'ai
fait venir un voisin digne de confiance même si j'en ai peu.
Il
s'est gratté la tête pour faire savant mais il a été catégorique
: "C'est des Crocus tommasinianus"
C'était
bien ma veine, j'hébergeais des turcs qui finissent en anus !
J'ai
demandé si c'était invasif ou malodorant ou porteur de germes, de
maladies exotiques ou encore si ça allait polliniser mes
groseilliers...
Ce
qu'il m'apprit surtout c'est qu'ils sont porteurs de légendes
lointaines; on raconte que Jupiter amoureux de Junon et répandant sa
semence partout où ils forniquèrent aurait donné naissance à ces
sortes de bulbes safranés.
Je
ne sais pas pour vous mais moi, rien que le mot bulbe ça ne
m'inspire pas confiance...
En
tout cas les miens venaient des Balkans, j'avais décroché le
pompon, j'hébergeais des turcs !
J'avais
déjà du mal avec le langage des fleurs, alors pensez donc... des
machins-anus turcs.
Le
voisin m'a généreusement laissé son encyclopédie pour que je
puisse m'acclimater à mes nouveaux locataires; je découvrais avec
stupeur qu'ils se ressemaient abondamment, croissaient rapidement et
se naturalisaient facilement.
Ceux-là
venaient donc pour être naturalisés !
Naturaliser
: Conférer une nouvelle nationalité à un étranger ou un apatride.
La
définition fait froid dans le dos quand on ne vous a pas demandé
votre avis.
Hors
de moi j'ai failli les piétiner mais les plus jeunes bulbes avaient
déjà pris leur pigment naturel et leur pétales couleur mauve pâle
me rappelaient celle des yeux de Germaine qui m'avaient envouté au
premier regard.
J'eus
beau lui dire que cette variété allait devenir envahissante,
Germaine leur avait déjà ouvert son coeur à l'instar de ces turcs
qui ouvraient outrageusement leurs corolles aux premiers rayons du
soleil.
Parait
qu'il en faut deux cent pour récolter un malheureux gramme de safran
à trente euros; je vais plutôt continuer à jouer au loto.
Alors
j'ai refermé le dictionnaire, remisé mes préjugés au placard et
oublié ce nom relou de tommasinianus, je les ai baptisés mes
Thomas, un prénom bien de chez nous pour avoir encore l'impression
d'être chez moi.
J'avais
l'impression que ça sentait le printemps, je respirais à pleins
poumons.
Demain
j'irais les déclarer à la mairie, je ne veux pas qu'on m'accuse
d'héberger des clandestins, les ragots circulent si vite en campagne
d'autant plus qu'il y en a ici qui ne sont pas vraiment de chez
nous...
C'est fou tout ce qu'on peut raconter à partir de quelques fleurs qui se ramènent dans un jardin de manière impromptue. Très drôle en tout cas, notamment "J'ai fait venir un voisin digne de confiance même si j'en ai peu".
RépondreSupprimeret encore, je n'ai pas parlé des taupes !!
SupprimerMieux vaut avoir des turcs qui finissent en anus que voir leurs congénères finir en tête de turc☺
RépondreSupprimerHa Ha !
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