dimanche 18 février 2018

Sacré Jupiter

Publié sur MilEtUne d'après l'illustration




J'étais en contemplation béate devant mon immaculé carré de pelouse enneigé comme le serait un inconditionnel du tableau de Malevitch quand ils sont arrivés sans prévenir, impromptus... un, puis deux puis d'autres comme des intrus dans la neige fraîchement tombée.
Mes voisins en avaient eu autrefois dans leur jardin et à force d'en voir ils s'étaient habitués; ils leur donnaient des noms bizarres qu'on trouve dans des livres savants : Réticulati, Caspius, Aleppici, enfin des noms pas de chez nous.

J'ai fait celui qui n'avait rien vu et je suis rentré à la maison en catimini; Germaine serait bien foutue d'aller ébruiter la nouvelle au village.
Le lendemain matin ils étaient toujours là et plus nombreux, comme si ceux de la veille avaient donné le mot aux nouveaux arrivants.
J'ai fait venir un voisin digne de confiance même si j'en ai peu.
Il s'est gratté la tête pour faire savant mais il a été catégorique : "C'est des Crocus tommasinianus"
C'était bien ma veine, j'hébergeais des turcs qui finissent en anus !
J'ai demandé si c'était invasif ou malodorant ou porteur de germes, de maladies exotiques ou encore si ça allait polliniser mes groseilliers...
Ce qu'il m'apprit surtout c'est qu'ils sont porteurs de légendes lointaines; on raconte que Jupiter amoureux de Junon et répandant sa semence partout où ils forniquèrent aurait donné naissance à ces sortes de bulbes safranés.

Je ne sais pas pour vous mais moi, rien que le mot bulbe ça ne m'inspire pas confiance...
En tout cas les miens venaient des Balkans, j'avais décroché le pompon, j'hébergeais des turcs !
J'avais déjà du mal avec le langage des fleurs, alors pensez donc... des machins-anus turcs.
Le voisin m'a généreusement laissé son encyclopédie pour que je puisse m'acclimater à mes nouveaux locataires; je découvrais avec stupeur qu'ils se ressemaient abondamment, croissaient rapidement et se naturalisaient facilement.
Ceux-là venaient donc pour être naturalisés !
Naturaliser : Conférer une nouvelle nationalité à un étranger ou un apatride.
La définition fait froid dans le dos quand on ne vous a pas demandé votre avis.
Hors de moi j'ai failli les piétiner mais les plus jeunes bulbes avaient déjà pris leur pigment naturel et leur pétales couleur mauve pâle me rappelaient celle des yeux de Germaine qui m'avaient envouté au premier regard.
J'eus beau lui dire que cette variété allait devenir envahissante, Germaine leur avait déjà ouvert son coeur à l'instar de ces turcs qui ouvraient outrageusement leurs corolles aux premiers rayons du soleil.
Parait qu'il en faut deux cent pour récolter un malheureux gramme de safran à trente euros; je vais plutôt continuer à jouer au loto.

Alors j'ai refermé le dictionnaire, remisé mes préjugés au placard et oublié ce nom relou de tommasinianus, je les ai baptisés mes Thomas, un prénom bien de chez nous pour avoir encore l'impression d'être chez moi.
J'avais l'impression que ça sentait le printemps, je respirais à pleins poumons.
Demain j'irais les déclarer à la mairie, je ne veux pas qu'on m'accuse d'héberger des clandestins, les ragots circulent si vite en campagne d'autant plus qu'il y en a ici qui ne sont pas vraiment de chez nous...




4 commentaires:

  1. C'est fou tout ce qu'on peut raconter à partir de quelques fleurs qui se ramènent dans un jardin de manière impromptue. Très drôle en tout cas, notamment "J'ai fait venir un voisin digne de confiance même si j'en ai peu".

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  2. Mieux vaut avoir des turcs qui finissent en anus que voir leurs congénères finir en tête de turc☺

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