Il y a des moments dans une vie - même courte - où l'on a subi tant d'échecs qu'on est prêt à se raccrocher aux plus folles espérances.
Des échecs on en avait essuyé un paquet, bien avant d'avoir franchi cette
frontière qu'on appelle puberté et qui vous offre à la fois des poils, des pantalons à boutons et aussi des boutons!
Qui aurait cru que dans les collines escarpées de notre vallée de l'Ouche
ne vivait pas la moindre luterne?
Oui, je sais, on dit dahut mais chez nous c'est luterne. Bref, malgré des
nuits entières à rebeuiller dans la forêt à la lumière de nos boitiers Wonder, on n'avait jamais vu la queue d'un de ces “demi courtes pattes” qu'on aurait aimé forcer à faire demi-tour
et voir tournebouler les quatre fers en l'air... mais non, pas le moindre dahut.
Tout
comme Mélusine – chez nous on disait et on dit encore la Mère lousine
- cette divinité des eaux qui habite les profondeurs du canal de
Bourgogne et dont on nous menaçait si on nadouillait trop près de la
berge ou si on ne respectait pas à la minute près les
sacro-saintes trois heures de digestion après le repas... mais non,
pas la moindre Mère lousine non plus.
Aussi quand Oncle Hubert nous réunit un soir autour de la grande table de
cuisine où il déposa religieusement la pétoire dont il avait hérité de
l'arrière grand-père d'un soldat inconnu qui l'avait disputée en
1683 sous les murs de Vienne au grand vizir Kara Mustapha en personne,
juste avant sa décapitation par le sultan Mehmed IV... ou
Mehmed V, on comprit qu'un évènement d'importance se préparait.
Et il
commença à nous causer de la Chose...
Petit
Louis ouvrait un four énorme, tant par étonnement que par les
baillements qui le prenaient toujours dès sa dernière cuillère de soupe
avalée.
A
l'unanimité moins lui, on décida qu'il ne serait pas de la partie et
comme il chouinait - en bon chouineur qu'il était toujours - tante
Anastazia l'étouffa proprement en le consolant sur son opulente poitrine
de slave nourrie au bortsch...
Pour
appâter la Chose on allait devoir confectionner un savant mélange de
vertiaux - vers de terre extraits du tas de fumier du père Parisot -
de treuffes* cuites sous la cendre, de bouse de vache charolaise et
d'un galopin d'eau glacée puisée au lavoir après la
lessive quotidienne de la mère Amiot...
Ces
détails techniques d'une précision diabolique ayant donné le virot à
tante Anastazia, elle s'éclipsa dans l'arrière-cuisine histoire de
se requinquer d'une lampée de cette wodka frelatée dont elle avait le
secret et qui filait la drouille* aux étrangers que nous
étions et resterions toujours pour elle.
Après l'appât vint l'apprentissage de la technique de rabattage de cette
Chose dont nous ignorions encore le nom et qu'Oncle Hubert gardait secret avec une évidente délectation.
Qui derrière sa chaise, qui sous la table prit position sous les ordres
chuchotés de nononque qui se tenait prêt - pétoire en joue - à occire la Chose.
Tante Anastazia s'était écartée et comme elle se moquait de loin de nos
simagrées, nononque l'envoya voir ailleurs si on y était... ce qu'elle fit sans succès.
Juste avant de beucaler* dans l'arrière-cuisine, Petit Pierre eut le temps
de zozoter cette question que personne n'osait poser: ”Ze sais touzours pas c'est quoi La Soze?”
Nononque avait reposé sa précieuse pétoire et nous toisa tour à tour avant
de déclarer:
“La Chose est un oiseau rare au nom si alambiqué que j'ai décidé de le
baptiser Albinos bleu!”
“Albinos... comme l'écureuil empaillé de la Denise?” osa
demander Petit Pierre.
“T'es bien qu'un beusenot* ! Un beusenot chouineur!”
tonna Oncle Hubert en lui montrant la porte de son meilleur doigt, celui qui presse la gâchette.
Soudain,
la Chose me sembla moins fabuleuse et - m'imaginant à la poursuite
d'un pauvre piaf bleu atteint de conjonctivite chronique - je
reposai le pot de moutarde qu'on m'avait confié en guise d'appât aux
vertiaux du père Parisot et je gagnai notre dortoir où j'allais
pouvoir rêver pour de bon.
On ne reparla plus jamais de l'Albinos bleu, évitant du même coup les
sarcasmes de tante Anastazia et la tisane* qui aurait pu s'ensuivre...
beucaler: piquer du nez
beusenot: idiot
drouille: diarrhée
tisane: engueulade
treuffe: pomme de terre
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