Comme
d'habitude Anastazia commençait à prendre le virot et l'Oncle
s'empressa de la rassurer en détaillant ce bijou
de technologie qu'était la Juvaquatre du grand-père: une treue à
quatre portes avec freins hydrauliques et qui tapait le 95 kilomètres à
l'heure.
Anastazia fut d'autant plus rassurée par ce chiffre de 95 kilomètres à l'heure qu'on n'avait pas besoin d'une heure
pour gagner la ville...
On la laissa à ses considérations mathématiques pour aller préparer nos affaires.
L'Oncle
avait ramené sa polonaise par le train -
grand-père disait par l'arrière-train et sans crier gare - mais le
récit de notre expédition à la ville présente plus d'intérêt.
Ce
vendredi matin nous trouva cheurtés - mes deux
cousins et moi-même - à l'arrière de la Juvaquatre; on avait
consigné la chouinouse à la maison puisqu'elle passait le plus clair de
son temps à chouiner comme toute
chouinouse.
“N'allez pas beugner c'te bagnole!”
recommanda le grand-père qui possédait la seule voiture à quatre portes du village.
Anastazia nous adressa de grands signes comme si
nous partions au front.
On
était si excités qu'on ne vit pas grand chose
du paysage à part le viaduc de Velars-sur-Ouche qui nous rappelait à
chaque fois la terrible catastrophe du Paris-Dijon de 1962.
Il
y a bien longtemps que le petit jeu du
comptage des écluses du canal jusqu'à Dijon ne nous intéressait plus
et seul importait le bonheur de déambuler dans la capitale
bourguignonne.
Laissant
le lac Kir sur notre droite (qui ne
contiendra jamais que de l'eau) et une fois passé le pont du chemin
de fer, on entra dans Dijon sous une rabasse soudaine - un garot d'été -
qui vida les trottoirs de ses
piétons!
Le temps d'une délicate marche arrière le long
des jardins Darcy et un sulot radieux revenait.
Même si la mascotte du jardin - l'ours Pompon en
pierre blanche - semblait rigoler, la Juvaquatre était garée!
Monumental,
le grand hôtel de la Cloche nous
toisait dans son costume haussmannien et les explications d'Oncle
Hubert nous le rendaient encore plus inaccessible... autrefois certains
crus y auraient coulé aux robinets des
lavabos.
On
prit à droite puisque le flot des passants
nous y entraînait, en direction de la rue de la Liberté qui bien sûr
menait tout droit, non pas à la prison du Monopoly mais Place de la
Libération.
Le tramway ayant définitivement disparu, la rue
commerçante, livrée à la populace sur toute sa largeur grouillait dans un tumulte auquel nous étions peu habitués.
L'effervescence nous gagnait d'autant plus que
nous approchions d'un spectacle que je dirai plus tard et que nous n'aurions manqué pour rien au monde.
J'ai toujours eu la moutarde en horreur et j'en
demande pardon à mes aïeux mais la visite chez Maille - ex-Grey Poupon - était incontournable et on ne la contourna pas.
Pensez-donc,
une institution de 1845, que dis-je,
un musée où flacons, pots et moutardiers anciens renferment des
dizaines de moutardes qui au vin blanc, qui au chablis ou au miel, bref
tout ceci me montait au nez et me rappelait trop ces
ignobles cataplasmes que je fuyais en hurlant, si bien que
j'écourtai la visite.
Dehorrrs comme dans la boutique, ça rrroulait les
'R' à tourrr de brrras.
Pourquoi trouvais-je cet accent étrange, alors
que ma mère les avait toujourrrs harmonieusement rrroulés sans que j'en sois choqué?
Il fallait que cette singularité soit
d'importance pour que Molière dans son Bourgeois Gentilhomme en ait fait une description prrresque chirrrurrrgicale:
“L'R se prononce en portant le bout de la langue jusqu'au haut du palais, de sorte
qu'étant frôlé par l'air qui sort avec force, elle lui cède, et revient toujours au même endroit, faisant une sorte de tremblement : R, RA”... la classe!
Pas
fâché de changer d'R, je devinais un peu plus
bas sur la gauche la fontaîne du Bareuzai - notre Manneken-Piss
bourguignon - vêtu d'une simple feuille de vigne et qui “pissait” du vin
une fois l'an pour les fêtes de la
Vigne.
Oncle
Hubert s'empressa d'ajouter que les
bareuzais sont les vrais dijonnais, ceux qui autrefois portaient des
bas rosés, couleur des jambes des vignerons après avoir foulé la
récolte.
Bref, tant de détails nous avaient ouvert
l'appétit et ce marchand ambulant de merveilles, bugnes et pain d'épice tombait à pic!
Libérés
du flot de la rue de la Liberté, la
vieille rue des forges nous plongeait subitement dans une atmosphère
toute médiévale où Charles le Téméraire risquait d'apparaître d'un
instant à l'autre à quelque
borgnotte.
Nous n'écoutions plus Oncle Hubert, son
orfèvrerie, ses forges, ses toits de tuiles plates vernissées aux losanges multicolores...
Déjà
les trois étages de la façade gothique de
l'église Notre-Dame nous écrasaient de toute leur hauteur d'où
grimaçaient cinquante gargouilles inquiétantes jusqu'à ce qu'Oncle
Hubert nous rassure quant à leur caractère purement
décoratif.
Quiconque n'a jamais vu un jacquemart en action
ne peut imaginer la magie d'un tel spectacle.
On trépignait si fort qu'Oncle Hubert en ferma
son clapoir aussi ne saurons-nous pas pourquoi Notre-Dame de Bon-Espoir est une vierge noire et pas blanche.
Un jacquemart est un automate de bois ou de métal
qui s'anime pour sonner les heures sur la cloche d'un campanile.
Un
jour que notre jacquemart dijonnais
s'ennuyait, il oublia de sonner. On eut alors l'idée de lui offrir
une femme, Jacquotte - courte jupe et chapeau en galette - pour l'aider à
sonner les heures puis vinrent plus tard les enfants
Jacquelinet qui sonne les demies et Jacquelinette les quarts
d'heure.
Les présentations étant faites, il était dix
heures pétantes et Jacquemart et son épouse s'animèrent pour notre plus grande joie.
Voir et entendre sonner dix coups était loin de
nous satisfaire et Oncle Hubert comprit qu'il allait devoir durer un quart d'heure afin d'assister au ballet des enfants.
Il nous abreuva de nouveaux détails, expliquant
comment Philippe le Hardi rapporta “notre” jacquemart après sa victoire sur les Flamands en 1382...
Nos trépignements d'impatience encouragèrent
Oncle Hubert à continuer en nous récitant par coeur ces vers du chanoine-maire Kir qui donna son nom au fameux blanc-cassis:
“Je suis en haut toujours de garde
Humant le bon vin, la moutarde
Et de minuit jusqu'à midi,
Tout en fumant une bouffarde,
Je sonne hardi-petit, hardi”
Humant le bon vin, la moutarde
Et de minuit jusqu'à midi,
Tout en fumant une bouffarde,
Je sonne hardi-petit, hardi”
Autour de nous les curieux applaudissaient,
certains même l'ayant pris pour un guide touristique mettaient la main à la poche.
On s'est payé une bonne tranche de rigolade et
quelques unes de pain d'épice aussi quand Jacquelinet et Jacquelinette sont entrés en action.
La sonnerie du quart d'heure n'est qu'une
formalité mais on eut le temps d'apercevoir le p'tiot et la p'tiote dans leurs oeuvres.
“Quand j'serai grand, j'ferai
Jacqu'mart” déclara le petit cousin.
Vindieu, une vocation était
née.
“Parait qu'ceux d'la place saint Marc à Venise
sont plus grands” osa un touriste.
Les cousins et moi, on a un regard spécial pour
ça, celui qu'on réserve aux cul-terreux, à ceux qui sont pas d'cheu nous.
Oncle Hubert quittait son costume de guide
touristique, remercia les badauds et nous annonça la prochaine réjouissance:
“On va miger au buffet de la Gare!”
On a jarté d'là, d'autant qu'une nouvelle rabasse
se précisait.
“Dis nononque, comment qu'y font les
Jacquemarts pour pas rouiller?” demanda le petit cousin.
Heureusement la pluie qui redoublait nous évita
un cours magistral de l'influence des oxydes hydratés sur le chapeau d'la Jacquotte.
On allait finir gaugés en arrivant au
buffet.
Je
connaissais la Gare de Dijon-Ville par coeur
puisque chaque vacance scolaire m'amenait par le Mistral - le Trans
Europe Express Paris-Nice via Dijon - mais je n'avais jamais déjeûné au
buffet.
Je peux affirmer aujourd'hui que ce qui distingue
un buffet de gare d'un autre buffet de gare c'est surtout l'fromage.
Si
notre jeune âge nous portait naturellement
vers cette vache qui riait, notre Oncle Hubert jubilait devant un
plateau qui viaunait fort et chargé de choses étranges: Epoisses,
Saint-Florentin, boule des moines et même un Trou du Cru dont
l'énoncé nous fit mourir de rire.
Une
grande jatte de fromage blanc à la crème
acheva de nous gueuder tandis qu'Oncle Hubert rinçait son Trou du
Cru d'un dernier galopin de Chassagne-Montrachet... on dira que la messe
était dite et que notre escapade “entre hommes”
finissait en apothéose.
On allait quitter la Cité des Ducs, laisser
derrière nous Philippe le Hardi et ces jacquemarts qui rouillaient... en se promettant d'y revenir vite.
Que dire de plus à part qu'on dut pousser la
Juvaquatre jusqu'à la pompe à essence “la plus proche”...
On faillit presque en oublier un “détail”
qu'Anastazia ne nous aurait jamais pardonné!
On ne pouvait pas rentrer sans le traditionnel
cadeau qui nous vaudrait de rebeuiller la moitié des boutiques et qui finirait dans le buffet.
“On a qu'à y ram'ner d'la
cancoillotte!” lança le petit cousin.
En
Bourgogne comme ailleurs la vérité sort de la
bouche des enfants, surtout quand le seul “commerce” en sortie de
ville est une pompe à essence qui vend du metton - le caillé qui sert à
préparer la fameuse cancoillotte - et ainsi l'affaire fut
entendue.
“On n'allait pas s'embistrouiller”
conclut Oncle Hubert qui venait d'échapper de peu à une tisane!
La livre de metton bien calée sur mes genoux, je
me retournai à temps pour apercevoir par la lunette arrière de la Juvaquatre le panneau “Bienvenue à Dijon” qui me souriait.
Lexique bourguignon-français:
beugner: cabosser
borgnotte: petite fenêtre
cheurté: assis
chouiner: pleurnicher
durer: patienter
embistrouiller: embêter
galopin: verre
garot: pluie d'été
gaugé: trempé
gueuder: rassasier
jarter: marcher très vite
miger: manger
nononque: oncle
rabasse: averse soudaine
rebeuiller: fouiller, retourner
sulot: soleil
tisane: engueulade
treue: voiture
viauner: sentir mauvais
virot: mal au coeur
Encore une visite en pays Bourguignon qui vaut son pesant d'or. Le patois de chaque région a ceci de propre au patois: On trouve presque à chaque fois le sens du mot quand le reste de la phrase est en Français. Je suis corrézienne et je me souviens de conversations en patois entre ma maman et une mamy Vialart qui habitait près de chez moi. A n'y rien comprendre sauf quelques mots parfois...Quand ma maman parlait avec sa sœur, il y avait des tronçons de phrases empruntant le déguisement du patois. C'était, en général, des phrases que mes chastes oreilles n'auraient pas du entendre ou comprendre. Rien qu'au coup d’œil échangé entre elles, je savais...et j'en ai gardé quelques expressions, lointain écho de ce temps que je ne savais pas béni.
RépondreSupprimerOn se retrouve sur Le trou du cru.
http://milleviesplusune.over-blog.com/2015/10/du-trou-du-cru.html
Content d'avoir éveillé des échos corréziens, Lyselotte !
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