samedi 16 janvier 2016

Sur son 31

Publié pour le Grand prix d'automne 2015 sur Short Edition et proposé aux Défis Du Samedi




Ce jour-là Monsieur Grivois se sentait étrangement léger, comme libéré d'un poids.
Jamais il ne s'était senti si relâché et si bien dans son corps jusqu'à ce qu'il en découvre la raison devant la grande glace du salon... il manquait quelque chose à son gilet.
Son embonpoint assidûment entretenu par maints banquets et repas d'affaires s'en trouvait plus qu'à son aise, et pourtant une sensation de malaise oppressant lui comprimait la poitrine alors même que son ventre s'alanguissait.
D'un doigt tremblant il titilla la triste boutonnière – comme un second nombril – dans le fol espoir d'y faire ressurgir un bouton facétieux mais rien, pas le moindre bout de fil ni fragment de nacre qui puisse le renseigner sur les causes de la catastrophe.
Le bouton avait disparu.
Dans sa vie bien réglée de clerc de notaire à l'étude de Maître Finaud, jamais Monsieur Grivois n'avait imaginé qu'une boutonnière puisse être privée de son bouton comme une mortaise de son tenon ou un gousset de sa montre.

Asphyxié, frisant l'apoplexie, Monsieur Grivois tentait de se remémorer son coucher de la veille, le retour de la soirée qu'il avait passée au...
au Sphinx chez Marthe Marguerite, ça ne pouvait être que ça !
Il aurait perdu ce bouton chez «Martoune», la tenancière de l'établissement qu'il fréquentait chaque mercredi.
Il ne faisait aucun doute que parmi les soixante-cinq pensionnaires du 31 boulevard Edgar-Quinet, l'une d'entre elles aurait dans leurs ébats dérangé son costume, mais laquelle et dans quelle alcôve, quel boudoir ou quelle chambre égyptienne ?
Quelle “courtisane” l'avait déboutonné hier soir?
Etait-ce Aphrodite, grande bouche et cervelle d'oiseau, si gourmande mais si étourdie?
Etait-ce Samantha, pulpeuse et expéditive, charnue mais trop pressée?
Ou était-ce encore les deux sœurs Esther et Myriam, chamailleuses et brouillonnes?
Le Sphinx ouvrait à quinze heures et en marchant d'un bon pas, il y serait à l'ouverture pour retrouver son précieux bouton.
A l'idée de devoir encore se délester d'un pourboire pour passer la porte rien que pour retrouver son bien, il faillit se raviser mais une boutonnière ne pouvait par principe souffrir de solitude plus longtemps.
Mademoiselle Boisseau – la cousette du cinquième étage – aurait tôt fait ce soir de recoudre le bouton volage et tout rentrerait dans la normalité.
Comme il croisait Madame Mangin et sa fille au pied de l'immeuble, il les salua en prenant bien soin de tenir son chapeau à hauteur de la forfaiture.

A mesure qu'il marchait une terrible idée le taraudait. Et si l'on ne retrouvait pas ce bouton ? Si quelque employée de ménage l'avait jeté ou emporté pour elle-même ?
Ne disait-on pas que l'établissement possédait un tunnel secret qui menait aux catacombes ?
A partir de là, le bouton pouvait même avoir quitté la capitale, été monnayé dans quelque lointain souk pour finir au plastron d'un marchand d'esclaves...
Combien de gens mal intentionnés privent un honnête propriétaire de son bien – même le plus maigre – pour l'abandonner lâchement dans quelque fond de tiroir ?
Combien de bijoux, de chapeaux, de postiches et de cannes pouvaient bien avoir été définitivement perdus dans cet endroit qui à l'instant présent portait si bien son nom : un lieu de perdition.
Un Prévert, un Sartre ou un Dali n'y avaient-ils pas dans un moment d'extase ou d'égarement oublié quelque objet qui aujourd'hui s'arracherait à prix d'or aux enchères autant qu'un manuscrit ou qu'un tableau ?
On allait bien se moquer de lui lorsqu'il allait réclamer son petit bitoniau de nacre qui pourtant manquait tant à sa mise.
Il lui fallait trouver un prétexte, une idée de génie pour grossir l'évènement, amplifier le désastre et mobiliser tout le personnel afin de ratisser l'établissement ! Une battue, c'est cela, on devait organiser une battue au bouton de nacre, sonder chaque sommier, retourner chaque tapis, battre chaque tenture et même questionner chaque pensionnaire...
Ce bouton ne lui venait-il pas de cet ancêtre et capitaine des Dragons qui l'avait arraché en 1683 sous les murs de Vienne au costume d'apparat du grand vizir Kara Mustapha en personne, juste avant sa décapitation par le sultan Mehmed IV?
L'histoire serait crédible, l'affaire était d'importance et ne souffrait aucun retard! Il pressa le pas d'autant plus facilement que son gilet débraillé le lui permettait.
S'il arrivait avant quinze heures, il tambourinerait à la porte, se ferait ouvrir afin qu'on répare l'offense sans plus attendre.
On démasquerait la voleuse et on la jugerait dans l'instant pour la conduire à la guillotine!
Cette catin allait tâter de la «veuve» pour avoir spolié un bien aussi précieux, certes un morceau de coquillage percé de quatre trous mais un trésor de guerre qui illuminait l'arbre généalogique des Grivois depuis des siècles.


Sur la porte fermée du Sphinx, quelqu'un avait placardé une affichette que Monsieur Grivois – descendant d'un valeureux capitaine des Dragons – déchiffra, la mort dans l'âme :
«A compter de ce jour et jusqu'à nouvel ordre, l'établissement Le Sphinx est réquisitionné à titre de logement destiné aux couples d'étudiants convalescents de la Fondation de France».

Ainsi un bouton de nacre du gilet de Monsieur Grivois – descendant d'un courageux capitaine des Dragons – allait-il finir au fond de la poche désargentée d'un étudiant hirsute, braillard et dévergondé pour ne pas dire drogué, par la seule décision d'un organisme philanthrope et au mépris de la mémoire d'un sauveur de la France...


Trois jours plus tard on retrouva Monsieur Grivois, un pistolet à la main et baignant dans son sang; une large boutonnière à hauteur du cœur témoignait d'un irréparable acte de désespoir.

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