samedi 9 novembre 2013

S&W Model 36

Les Défis Du Samedi nous proposent d'imaginer une suite à cet extrait du récit de Julio Cortazar "Les armes secrètes"
 
 
 


 Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant.
Il l'abandonna à cause d'affaires urgentes et l'ouvrit de nouveau dans le train, en retournant à sa propriété.
Il se laissait lentement intéresser par l'intrigue et le caractère des personnages.


Ce soir là - hypnotisé par la sculpturale Greta plus que dégoûté par son tyrannique mari - il en oublia de descendre à l'arrêt de Feuquerolles, chose qu'il faisait une fois par semaine depuis un an pour rentrer du tribunal après ses audiences.
C'est l'obscurité soudaine d'un tunnel et cette désagréable pression sur les tympans qui le ramenèrent à la réalité. Il n'y avait pas de tunnel sur son trajet hebdomadaire.
Il referma à regret le roman sur l'odorante chevelure blonde. “Pardonnez-moi Greta, je reviens très vite”. Il crut l'entendre soupirer. Elle soupirait si bien. Son mari devait l'espionner au coin de la page précédente...


Le tunnel s'éternisait comme pour ajouter à son impatience et la veilleuse du wagon était si faible qu'il ne distinguait rien autour de lui, pas même la couverture imprimée du roman où l'avait cueilli le regard bleu acier.
Durant de longues minutes il se remémora les évènements des jours précédents, ses doigts sur la couverture glacée, leur rencontre dès la première page, cette attirance mutuelle sublimée au fil des chapitres et que l'inquiétante présence d'un mari violent rendait plus forte encore... et jusqu'à ce marque-page au parfum animal, musqué, qu'il portait si souvent à ses narines.
A la prochaine gare il allait devoir trouver un moyen de retour, prévenir de son retard, se justifier une fois de plus sous le regard soupçonneux de Marthe la vieille gouvernante.


Le train finit par s'arrêter et comme il n'existe aucune gare dans un tunnel il en conclut que la nuit était tombée. D'ailleurs les magasins de la place étaient tous éclairés et plus vivement cette armurerie où il entra machinalement.
Il s'entendit commander un Smith & Wesson Model 36 et une boîte de balles qu'il glissa vivement dans la poche de sa gabardine, tout contre Greta. Elle devait sourire. Personne ne le connaissait ici et il se sentit soulagé en se dirigeant vers la station de taxi.
Où donc avait-il entendu parler de Smith & Wesson Model 36?


“Vous le tuerez, n'est-ce pas? Promettez-le! Jurez que vous le ferez pour nous deux”.
Dans la pénombre du taxi il chargea le barillet de cinq balles, méthodiquement. Greta guidait sa main sans le quitter des yeux, son mari non plus. Il allait falloir le surprendre tant il semblait monstrueux, presque indestructible mais rien ne l'arrêterait.
Marthe hurlerait, les enfants pleureraient mais tous excuseraient son geste, un geste bien anodin... une, deux, peut-être trois pressions sur la gâchette pour être certain et tout irait mieux.


Combien de fois avait-il été tenté de se précipiter à la dernière page, redoutant d'y lire le pire mais aujourd'hui il voulait écrire la suite avec Elle.
“Vingt francs... ça fait vingt francs” s'impatientait le taxi. La nuit était noire, si noire et le vent fort, si fort dans le parc, les ombres si menaçantes.
Une ombre plus menaçante que les autres se dressa devant lui et il y eut cette formidable détonation dans ses tympans.

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