lundi 22 janvier 2018

J'ai fait le tour de nous

Publié aux Impromptus Littéraires sur le thème "Faire le tour de soi"



L'autre soir comme je reçois un vieil ami dans ma nouvelle propriété, il me demande s'il peut faire le tour du propriétaire...
Je me retourne – ce qui correspond déjà à un demi-tour de moi – pour lui répondre que ça va de soi lorsqu'on ne s'est pas vus depuis longtemps.
Il me dit "Par où on commence ?"
J'avais déjà fait la moitié du boulot, donc je termine mon tour sur moi-même comme chacun fait pour soi et je lui dis :"Alors, qu'est-ce que t'en dis ?"
En riant il me répond :"J'ai encore rien vu", alors je refais un tour sur moi-même mais plus lentement et dans l'autre sens.
Je réalise que tourner sur soi-même ça n'a pas de sens, ça n'a même aucun sens à part peut-être pour un derviche, ce danseur musulman d'un mouvement qu'on appelle Memlevis (c'est vrai, même les vis tournent)

Mon vieil ami me regarde avec un petit rictus méfiant. "Tu cherches à me jouer un tour" dit-il "ou bien tu me caches quelque chose ?"
Je ne vois pas quelle facette de moi j'aurais bien pu lui cacher en tournant lentement; je lui proposerais bien de tourner autour de moi à son propre rythme ce qui ne changerait rien pour lui mais il se dirige délibérément vers le fond du jardin et dit :"T'as toujours ta poule de luxe ?"
Alors qu'on approche du poulailler, ce qui n'est pas une fin en soi je me demande bien dans mon for intérieur qui a pu lui apprendre que j'ai largué Germaine.
"T'en as une nouvelle" s'exclame t-il, ce à quoi je réponds machinalement "c'est une soie, on a toujours besoin d'une petite soie chez soi" en prenant ma soie contre moi.
Il est déjà reparti vers la maison : "Bon, on se le termine ce tour ?"
Je ne me souvenais pas en avoir commencé un autre mais on ne refuse rien à un vieil ami, alors je tourne.
Tourner sur soi avec une soie est un plaisir inconcevable – pourvu qu'elle soit douce – pour quiconque ne l'a jamais expérimenté.
Mon ami fronce les sourcils : "T'aurais pas des racines derviches par hasard ?"
Je lui réponds que j'ai des tas de racines au jardin, de l'ail et même des aulx, des panais, des salsifis mais pas de derviches.
Il rit encore : "T'as plus d'un tour dans son sac, toi"
Je n'ai pas de sac à tour non plus, l'important étant de rester maître de soi en toute circonstance, je prends sur moi et décide de faire le tour de mon vieil ami ce qui en soi n'a rien d'original quand on s'est perdus de vue.
Il a bien changé, il a bigrement changé, moins blond, plus gros limite bouffi.
Et le voilà qui se fâche, qui s'emporte, soi-disant que je le regarde d'un air critique... que je le déçois, et blablabla.
Finalement il est plus fragile que je le pensais; on s'assoit – moi avec ma soie et lui avec son quant-à-soi – j'essaie de le raisonner : "La confiance en soi c'est essentiel tu sais, c'est important l'ego".
"Jouer aux Legos ne changera rien !" m'assène t-il en se retournant.
Je le raccompagne ou plutôt je le rattrape au portail : "Tu me déçois François"
Il se retourne encore – il avait des tours de retard sur moi – il est furax : "Moi c'est Manu !"
Finalement, chacun chez soi c'est pas mal non plus...



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