Publié au Défi Du Samedi
J'avais
toujours cru qu'oncle Hubert était de chez nous jusqu'à ce que je
surprenne les adultes à raconter qu'il était Suisse.
J'ignore
par quel miracle on peut être à la fois étranger – c'est à dire
être né au-delà de nos contreforts bourguignons – et rouler les
'r' avec cet inimitable accent de mes aïeux !
Tout
le monde chuchotait qu'il mangeait en Suisse, buvait en Suisse,
travaillait en Suisse, et profitait en Suisse de ces francs sonnants
et trébuchants que les français envient et que ces gens-là
comptent par paquets de septante, voire octante...
Oncle
Hubert élevait parait-il de la Fribourgeoise dans le canton de
Friboug, un scandale quand on sait qu'il n'y a que la Charolaise de
chez nous pour fournir cette bonne viande persillée qui donne force,
santé et trognes rubicondes !
Sans
rapport avec les vaches il se vantait d'avoir séduit une miss Suisse
– une certaine Jacqueline d'origine italienne millésimée 1951 –
une beauté qu'il appelait sa nonante-septante-nonante mais qu'on n'a
jamais rencontrée.
Il
racontait qu'elle tenait à la fois de Gina Lollobrigida et de Rita
Hayworth mais ici on n'avait jamais rien vu d'autre que La Grande
Illusion au cinéma paroissial et surtout pas de pin-ups.
Bref,
je n'ai jamais compris ce que voulaient dire ses septantes et ses
nonantes mais quand il épousa notre tante Anastazia il se mis alors
à compter en quintal, sans doute pour ne pas la vexer ; en tout
cas cette unité nous parlait plus à nous, gars de la campagne que
ses nonante-et-machin.
Fallait
le voir promener notre tante aux quatre coins du canton dans la
petite JuvaQuatre où elle s'enchâssait laborieusement. Oncle Hubert
se vantait de dépasser le quatre-vingt-dix alors qu'il n'atteignait
pas nonante dans sa bétaillère suisse ; il est vrai que
l'équipage était plus léger.
Par
contre il mettait un point d'honneur à égaler la consommation de sa
Renault... huit litres aux cents de cet aligoté qui fait la
réputation de notre Kir.
Les
endroits pour refaire le plein étaient légions à l'époque au bord
de la nationale, on dit que c'est ça qui l'aida à vivre vieux.
Oncle
Hubert est mort à nonante-et-un – en tout cas c'est ce qu'on a
gravé dans le marbre – et je pense que c'est à cause de cette
singularité que les vieux font un détour pour éviter sa tombe ;
on n'est jamais trop prudent avec les étrangers ...
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