samedi 12 janvier 2019

La nonante-septante-nonante

Publié au Défi Du Samedi



J'avais toujours cru qu'oncle Hubert était de chez nous jusqu'à ce que je surprenne les adultes à raconter qu'il était Suisse.
J'ignore par quel miracle on peut être à la fois étranger – c'est à dire être né au-delà de nos contreforts bourguignons – et rouler les 'r' avec cet inimitable accent de mes aïeux !
Tout le monde chuchotait qu'il mangeait en Suisse, buvait en Suisse, travaillait en Suisse, et profitait en Suisse de ces francs sonnants et trébuchants que les français envient et que ces gens-là comptent par paquets de septante, voire octante...
Oncle Hubert élevait parait-il de la Fribourgeoise dans le canton de Friboug, un scandale quand on sait qu'il n'y a que la Charolaise de chez nous pour fournir cette bonne viande persillée qui donne force, santé et trognes rubicondes !
Sans rapport avec les vaches il se vantait d'avoir séduit une miss Suisse – une certaine Jacqueline d'origine italienne millésimée 1951 – une beauté qu'il appelait sa nonante-septante-nonante mais qu'on n'a jamais rencontrée.
Il racontait qu'elle tenait à la fois de Gina Lollobrigida et de Rita Hayworth mais ici on n'avait jamais rien vu d'autre que La Grande Illusion au cinéma paroissial et surtout pas de pin-ups.
Bref, je n'ai jamais compris ce que voulaient dire ses septantes et ses nonantes mais quand il épousa notre tante Anastazia il se mis alors à compter en quintal, sans doute pour ne pas la vexer ; en tout cas cette unité nous parlait plus à nous, gars de la campagne que ses nonante-et-machin.

Fallait le voir promener notre tante aux quatre coins du canton dans la petite JuvaQuatre où elle s'enchâssait laborieusement. Oncle Hubert se vantait de dépasser le quatre-vingt-dix alors qu'il n'atteignait pas nonante dans sa bétaillère suisse ; il est vrai que l'équipage était plus léger.
Par contre il mettait un point d'honneur à égaler la consommation de sa Renault... huit litres aux cents de cet aligoté qui fait la réputation de notre Kir.
Les endroits pour refaire le plein étaient légions à l'époque au bord de la nationale, on dit que c'est ça qui l'aida à vivre vieux.
Oncle Hubert est mort à nonante-et-un – en tout cas c'est ce qu'on a gravé dans le marbre – et je pense que c'est à cause de cette singularité que les vieux font un détour pour éviter sa tombe ; on n'est jamais trop prudent avec les étrangers ...



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