Les Impromptus Littéraires nous invitent à tout changer
chez nous : repeindre la chambre ou le salon, refaire la cuisine,
rajouter un étage, aménager les combles, voire même tourner la maison de
180 degrés pour qu'enfin la terrasse soit au sud ...
Chez
nous le dernier week-end de mars a toujours été un passage
critique, comme une épreuve, un tribut à payer au dieu du printemps
qui est aussi - on a tendance à l'oublier - le dieu de la guerre et
celui des impôts!
Aussi
lorsque le commun des mortels quitte son douillet cocon pour aller
jardiner, préparer plate-bandes et semis... chez nous c'est
l'épreuve, le branle-bas des travaux d'intérieur.
Cette
année Charlotte avait décrété que notre cuisine n'était plus
fonctionnelle et qu'il fallait la réagencer, du moins me
l'avait-elle fait comprendre en étalant sous mes yeux nombre de
catalogues ouverts à la rubrique Cuisines.
Le
message était clair - le changement c'était maintenant - un message
alourdi du choc des photos et plombé du poids des mots-qui-motivent
tels que Les envies qui prennent vie, Le tout près de chez vous,
Parce que je le visse bien, le Fastoche ou le Castoche!
Mais
chez nous il y avait un slogan plus fort que tous ceux-là:
“Charlotte, y en a pas deux!”
A
mon premier coup de hache dans l'aggloméré - bien qu'il n'y ait
jamais eu de H dans aggloméré - j'ai senti que ça n'allait pas
être du gâteau... mais dans un sens ça m'arrangeait vu
l'indigestion qui m'avait dérangé la semaine passée.
Désincarcérer
un lave-vaisselle encastrable trop bien encastré n'est pas la chose
la plus aisée à faire.
N'étant
pas l'auteur de l'encastrage j'usai de quelques mots crus pour
faciliter mon travail de démolition.
Les
novices ignorent l'importance des mots crus dans l'outillage
indispensable à tout bricoleur du week-end, au même titre qu'un
perforateur pneumatique, qu'un niveau laser ou qu'un couteau à
démastiquer.
Certains
outils sont à double tranchant comme le couteau à démastiquer qui
- mal employé - génère automatiquement des mots crus.
Pourtant
j'avais préparé le terrain, coupé l'eau, l'électricité, le gaz,
quelques compresses stériles et trois fois la parole à Charlotte
(ce qui est un exploit) mais ça ne venait toujours pas.
J'étais
dans ce grand moment de solitude que connaissent les
médecins-accoucheurs en manque de forceps...
Contre
l'adversité il faut savoir rebondir en faisant preuve d'imagination:
la césarienne s'imposait à moi comme une évidence.
C'est
ainsi que j'ai eu l'idée géniale de démonter tout ce qui entourait
le lave-vaisselle y compris deux mètres carrés de carrelage pour
être tranquille.
J'estimai
avoir fait le plus dur quand j'eus évacué les premières brouettes
de gravats sur le trottoir.
Tout
près, les oiseaux bêchaient et les voisins chantaient ou le
contraire mais c'était bien.
Chez
nous ça chantait différemment devant le trou béant où Charlotte
retrouva - avec de charmants Hoo! et de délicieux Haa! - quelques
objets perdus au milieu d'un troupeau de moutons: un couvert à
salade de tante Marthe, la clef du portail, un ticket de Loto perdant
et perdu ainsi que la dépouille d'un mulot que Minouchette avait dû
pousser vers sa dernière demeure...
Il
ne me restait plus qu'à réitérer mon exploit avec la gazinière,
le frigo américain, la hotte et onze placards après quoi un bon
coup de peinture signerait artistiquement la fin des travaux.
A
quoi bon disserter sur ces opérations qui vidèrent rapidement la
cuisine pour mieux encombrer le trottoir?
Il
était temps: j'avais épuisé mon stock de mots crus de printemps et
je ne voulais pas entamer mon capital de mots crus d'été réservés
à la mise en eau de la piscine!
Alors
parlons peinture.
La
peinture c'est comme qui dirait une forme d'art - initiée il y a
environ trente deux mille ans - c'est dire si elle a eu le temps de
sécher, si l'homo-ça-peint est expérimenté et s'il possède le
recul nécessaire - moyennant un long manche - pour exercer cet art
les yeux fermés dans sa cuisine!
J'optai
pour un bleu 'Magret de canard' et Charlotte pour un rose 'Cuisse de
nymphe émue' et après une brève négociation on se partagea
équitablement les placards y compris le onzième condamné à la
bicolorité.
J'étais
impressionné car Charlotte était impressionnante, le smartphone
dans une main avec l'application 'la peinture pour les Nuls' et le
pinceau dans l'autre main!
J'ai
toujours été subjugué par ces petites bombes sophistiquées - les
smartphones, pas Charlotte - et par leur robustesse en toute
circonstance, même ressortis d'un pot de peinture 'Cuisse de nymphe
émue'.
Le
résultat dépassa toutes nos espérances, il les distançait même
comme avait dû le ressentir Salvador Dali dans sa période mystique.
On
se regardait. N'avions-nous pas placé la barre trop haut? un peu
comme ce porte-serviettes posé de guingois sous la pendule?
Tenant
l'escabeau, j'assistais Charlotte dans l'ajustement du
porte-serviettes - ému au plus haut point par ses cuisses de nymphe
- quand par la fenêtre ouverte je crus entendre l'exclamation
enthousiaste d'un voisin, un de ces cris gratifiants qui viennent
couronner un bel effort et mettre du baume au coeur: “C'est à vous
tout ce merdier sur mon trottoir?”
Dehors
les oiseaux bêchaient toujours mais les voisins chantaient moins ou
le contraire mais on était bien et sur nos visages comblés suintait
ce délicat mouchetis bleu-garçon et rose-fille qui fait toute la
différence entre les créateurs et les créatrices.