Publié sur MilEtUne d'après l'illustration
Alangui
sur la fine dentelle blanche, on eut dit un mamelon doré transpirant
de sucre glace.
Comme
j'y posais vivement mes lèvres gourmandes, un torrent de crème
tiède m'inonda sans crier gare... service rapide avais-je pu
déchiffrer sur la carte, mais quand même!
J'avais
dû ressentir ça il y a bien longtemps, si longtemps qu'au tréfonds
de ma mémoire ne revenait ni la chaleur du sein maternel ni le
moindre souvenir du frisson qui anime le nourrisson au sublime
instant de la tétée.
Comment
de si fabuleux moments de plénitude peuvent-ils s'effacer à jamais
de nos mémoires toutes neuves?
J'en
étais là de mes réflexions lactaires quand la voix répéta dans
un mauvais accent:»Vous me direz stop, Monsieur».
Comment
disait-on stop en flamand? Halt?
La
serveuse me dévisageait bizarrement, peu habituée à voir le client
lécher son toffee avant le rituel incontournable de la crème
anglaise.
Engoncée
dans une stricte carapace - jupe noire, caraco noir et tablier blanc
de la même dentelle chère à l'image du Carpe Diem - j'avais du mal
à lui donner un âge.
Situé
sur Wijngaardstraat, l'établissement au nom prometteur m'avait été
chaleureusement recommandé car ici, les cupcakes et les waffles
étaient à tomber. Pour l'heure le généreux caraco de la
demoiselle sans âge était à mourir étouffé sur place mais je
réussis à bredouiller Stop pour éviter de ruiner définitivement
un superbe gilet de flanelle et le pantalon du même tissu, un de ces
pantalons cintrés qui laissent transparaître les sentiments...
Carpe
diem, profite de la vie... j'aurais tant aimé disserter avec elle
sur le sujet mais la barrière de la langue est un mur
infranchissable pour un français monolingue, et encore plus avec un
gilet et un pantalon dégoulinants de crème!
De
toute manière je n'avais aucun dictionnaire latin-flamand sur moi.
Aux
gesticulations qu'elle fit - ponctuées d'explications où il était
question d'eau chaude - je compris qu'elle me proposait d'aller
rincer le désastre et je la suivis gauchement jusqu'à une
arrière-cuisine.
Jamais
aucune femme sans âge au généreux caraco noir ne s'était si
joliment agenouillée devant moi pour fourbir mon pantalon... ainsi
c'était donc ça l'accueil et la bienveillance légendaires de la
Venise du Nord.
A
hauteur de ceinture, la commedia dell'arte s'invitait dans un salon
de thé brugeois et voilà qu'accroupie sans aucune pudeur, ma
vénitienne du Nord, Colombine astiquait Pantalon!
Il
est dans la vie d'étranges circonstances, des ressorts inimaginables
qui vont au-delà de la conscience professionnelle et à cet instant
précis j'en étais le plus heureux bénéficiaire.
Lola
- elle prit à peine le temps de se présenter - serveuse de métier
et gourmande par plaisir ne boudait pas le sien, n'en perdit pas une
goutte et n'eut de cesse de mettre un joyeux désordre dans mon
costume, après quoi nous primes rendez-vous pour le soir-même sur
Philipstockstraat, un bar à tapas au nom encore plus prometteur: Les
Quatre Mains.
J'avais
largement le temps d'aller changer de costume et le sourire que
m'offrit Lola quand je sortis m'ouvrait bien des perspectives...
Aux
Quatre Mains je cherchai en vain un généreux caraco sans âge; Lola
débordait outrageusement d'une seconde peau léopard... ou cougar,
la différence me parut mince - je n'étais pas doué en matière de
taches - et sans importance. Plus rien n'avait d'importance.
Et dire que Rodenbach (pas le brasseur, l'écrivain) l'appelle "Bruges la morte". Il ne devait pas fréquenter les mêmes bars que toi !
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