samedi 13 juin 2015

La jarre à tête de pacha

Publié aux Défis Du Samedi




Oncle Hubert gardait jalousement à la cave un grand vase de terre cuite au contenu mystérieux.
Chez nous l'importance des mystères se mesurait à la taille de la frottée qu'on nous promettait si on y risquait une main ou même un oeil!
La jarre était si ventrue qu'en la qualifiant d'engrossée, nononque s'était enorgueilli d'une métamphore (comme il disait) en partant d'un énorme rire qui le secoua des pieds à la tête.
J'appris plus tard que ce qu'on appelait en fait métaphore - une figure de style substituant un mot par un autre - n'avait rien à voir avec les vases étrusques.
On eut beau lui demander si ça se mingeait, si ça se picolait ou si ça protégeait du mildiou ou de la Mélusine, jamais Oncle Hubert ne lâcha le moindre indice sur son contenu.
Jamais il n'en retira quelque chose et jamais il n'y jeta la moindre chose ce qui faisait pourtant grossir le mystère jour après jour.
Nous montions la garde à tour de rôle mes cousins et moi, reluquant par la borgnotte à chaque fois qu'Oncle Hubert descendait à la cave c'est à dire trois à six fois par jour selon le degré d'évaporation des fillettes d'aligoté.
Par contre il nous confia qu'il la tenait d'un soldat inconnu qui l'avait arrachée en 1683 sous les murs de Vienne au grand vizir Kara Mustapha en personne, juste avant sa décapitation par le sultan Mehmed IV... ce que personne ne crut
puisqu'il nous avait déjà fait ce coup-là trois ans plus tôt avec son gri-gri! (http://vegas-sur-sarthe.blogspot.fr/2012/12/amulette-de-surete.html) 
On en vint à dire que la jarre était vide et que nononque nous avait entubés.
Il était grand temps de lever le doute et de confondre l'imposteur aux yeux de tous y compris de tante Anastazia qui ne manquerait pas de lui chanter Ramona en polonais!

Petit Paul qui était petit à cause de son nom n'eut aucun mal à passer par la borgnotte à l'heure bénie de la sieste et les ronflements continus de nononque étaient là pour nous rassurer sur notre entreprise.
Après avoir rebeuillé autour de la jarre, Petit Pierre pinçant son nez entre deux doigts nous assura que ça viaunait pire qu'à la décharge et qu'il lui fallait remonter fissa.
Le virot l'avait rendu pâle comme un mort et on eut un mal de tous les diables à sortir l'aventurier de son trou. 
“Y'a un cadavre, là-d'dans!” cracha t'il en vomissant son repas sur nos sandalettes “c'est p't'être bien la tête du grand vizir Moustafa” 
Je lui répondis pertinemment que depuis 1683 les restes du vizir ne risquaient pas de viauner quoi que ce soit et comme il tombait d'accord avec moi, je le persuadai d'y retourner.
Equipé d'une pince à linge sur le nez et requinqué d'un galopin de sirop de cassis, Petit Pierre retourna dans l'enfer putride de l'antre au secret.
On pu alors le voir découvrir la jarre, y plonger un pochon qui traînait là, tartouiller, nadouiller puis remonter une sorte de liquide verdâtre et visqueux qui tenait plus de la morve que d'un divin nectar.
Alors on entendit Petit Pierre pousser un horrible cri tandis qu'il jetait le pochon dans la jarre et la refermait vivement; déjà il tendait les bras vers nous, plus pâle qu'au départ.

On l'assit doucement contre un mur, suspendus à ses lèvres exsangues dans
l'attente d'une révélation. 
“Il m'a regardé” parvint-il à prononcer “j'ai vu ses yeux, les deux!” 
Dans un sens Petit Pierre nous rassurait car nous n'avions pas affaire à un cyclope mais à une créature munie de deux yeux comme nous.
Le “comme nous” est l'expression la plus rassurante pour les êtres munis de deux yeux... restait à savoir qui possédait deux yeux dans un pochon de matière visqueuse? 
“Parle, Vindiou!” réclamait notre petit groupe. On n'est jamais trop nombreux pour faire parler un mort vivant. 
“Il m'a fait les gros yeux” bafouilla Petit Pierre “et en plus il louche!” 
Cette information acheva de nous horrifier. On peut combattre un adversaire au regard droit mais pas un esprit faux qui vous regarde de travers et vous jette sournoisement quelque diablerie...
Petit Pierre revenait à lui mais ne put donner plus de détails sinon qu'il avait bel et bien croisé au fond d'une louche le regard du grand vizir Kara Moustafa en personne, pourtant décapité par le sultan Mehmed IV en 1683. 
Ainsi nononque avait-il hérité en même temps que la jarre d'une tête de pacha!
A ce jour nous n'avons jamais évoqué le sujet avec Oncle Hubert ni pu dire comment avait disparu ce satané pochon.  

borgnotte: petite fenêtre
fillette: demi-bouteille
galopin: verre
nadouiller: jouer avec du liquide
nononque: Oncle
pochon: louche
rebeuiller: fouiller
tartouiller: tripoter
viauner: sentir mauvais
virot: mal au coeur

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