Publié aux Défis Du Samedi sur le thème: Le bouton perdu
Ce
jour-là Monsieur Grivois se sentait étrangement léger, comme
libéré d'un poids.
Jamais
il ne s'était senti si relâché et si bien dans son corps jusqu'à
ce qu'il en découvre la raison devant la grande glace du salon... il
manquait un bouton à son gilet et son embonpoint assidûment
entretenu par maints banquets et repas d'affaires s'en trouvait plus
qu'à son aise!
Mais
aussitôt une sensation de malaise oppressant lui comprima la
poitrine alors même que son ventre s'alanguissait.
D'un
doigt tremblant il titilla la triste boutonnière - comme un second
nombril - dans le fol espoir d'y faire ressurgir le bouton facétieux
mais rien, pas le moindre bout de fil ni fragment de nacre qui puisse
le renseigner sur les causes de la catastrophe.
Dans
sa vie bien réglée de clerc de notaire à l'étude de Maître
Finaud, jamais Monsieur Grivois n'avait imaginé qu'une boutonnière
puisse être privée de son bouton comme une mortaise de son tenon ou
un gousset de sa montre.
Asphyxié,
le souffle court, Monsieur Grivois chercha à se remémorer son
coucher de la veille, le retour de la soirée qu'il avait passée
au... au Sphinx chez Marthe Marguerite.
Ça
ne pouvait être que ça!
Il
aurait perdu ce bouton chez Martoune, la tenancière de
l'établissement qu'il fréquentait chaque mercredi.
Il
ne faisait aucun doute que parmi les soixante cinq pensionnaires du
31 Bd Edgar-Quinet, l'une d'entre elles aurait dans leurs ébats
dérangé son costume, mais laquelle et dans quelle alcôve, quel
boudoir ou quelle chambre égyptienne?
Etait-ce
Aphrodite, grande bouche mais cervelle d'oiseau? ou bien Samantha,
pulpeuse et expéditive? ou encore les deux soeurs Esther et Myriam?
Le
Sphinx ouvrait à quinze heures et en marchant d'un bon pas, il y
serait à l'ouverture pour retrouver son précieux bouton.
A
l'idée de devoir encore se délester d'un pourboire pour passer la
porte rien que pour retrouver son bien, il faillit se raviser mais
une boutonnière ne peut souffrir de solitude plus longtemps.
Mademoiselle
Boisseau - la cousette du cinquième étage - aurait tôt fait ce
soir de recoudre le bouton.
Comme
il croisait Madame Mangin et ses filles en bas de l'immeuble, il les
salua en prenant bien soin de tenir son chapeau à hauteur du bouton
manquant.
A
mesure qu'il marchait une terrible idée le taraudait. Et si l'on ne
retrouvait pas ce bouton? Si quelque employée de ménage l'avait
jeté ou emporté pour elle-même?
Ne
disait-on pas que l'établissement possédait un tunnel secret qui
menait aux catacombes?
A
partir de là, le bouton pouvait même quitter la capitale.
Combien
de gens mal intentionnés privent un honnête propriétaire de son
bien - même le plus maigre - pour l'abandonner aussitôt dans
quelque fond de tiroir?
Combien
de bijoux, de chapeaux, de postiches et de cannes pouvaient bien
avoir été définitivement perdus dans cet endroit qui à cet
instant portait si bien son nom: un lieu de perdition.
Un
Prévert, un Sartre ou un Dali n'y avaient-ils pas dans un moment
d'extase ou d'égarement oublié quelque objet qui aujourd'hui
s'arracherait à prix d'or aux enchères autant qu'un manuscrit ou
qu'un tableau?
On
allait bien se moquer de lui lorsqu'il allait réclamer son petit
bitoniau de nacre qui pourtant manquait tant à sa mise.
Il
lui fallait trouver une idée pour grossir l'évènement, amplifier
le désastre et mobiliser le personnel afin de ratisser
l'établissement! Une battue, c'est cela, on devait organiser une
battue au bouton de nacre, sonder chaque sommier, retourner chaque
tapis, explorer chaque tenture, questionner chaque pensionnaire...
Ce
bouton ne lui avait-il pas été légué par son ancêtre et
capitaine des Dragons qui
l'avait arraché en 1683 sous les murs de Vienne au costume d'apparat
du grand vizir Kara
Mustapha
en personne, juste avant sa décapitation par le sultan Mehmed
IV?
L'histoire
était crédible, l'affaire était d'importance et ne souffrait aucun
retard! Il pressa le pas autant que le gilet débraillé le lui
permettait.
S'il
arrivait avant quinze heures, il tambourinerait à la porte, se
ferait ouvrir afin qu'on répare l'offense sans plus attendre.
On
démasquerait la voleuse et on la jugerait dans l'instant pour la
conduire à la guillotine!
Cette
catin allait tâter de la “veuve” pour avoir spolié un bien
aussi précieux, certes un morceau de coquillage percé de quatre
trous mais un trésor de guerre qui illuminait l'arbre généalogique
des Grivois depuis des siècles.
Sur
la porte fermée du Sphinx, quelqu'un avait placardé une affichette
que Monsieur Grivois - descendant d'un valeureux capitaine des
Dragons - déchiffra, la mort dans l'âme:
“A
compter de ce jour et jusqu'à nouvel ordre, l'établissement Le
Sphinx est réquisitionné à titre de logement destiné aux couples
d'étudiants convalescents de la Fondation de France”
Ainsi
un bouton de nacre du gilet de Monsieur Grivois - descendant d'un
courageux capitaine des Dragons - allait-il finir au fond de la poche
désargentée d'un étudiant hirsute, braillard et dévergondé, par
la décision d'un organisme philanthrope et au mépris de la mémoire
d'un sauveur de la France...
On
retrouva Monsieur Grivois trois jours plus tard, un pistolet à la
main et baignant dans son sang; une large boutonnière à hauteur du
coeur témoignait d'un irréparable acte de désespoir.
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