dimanche 21 juin 2015

Montrouge-Gare de l'Est

Publié sur le site MilEtUne sur le thème: Paris d'autrefois




Je rêvais de voir le Bois de Boulogne et la Tour Eiffel mais Oncle Hubert en avait décidé autrement.
“Nous venons seulement pour affaires” avait-il dit sérieusement.
Notre bus à plate-forme estampillé “ConTreXéviLLe” ne garantissait pas que le machiniste ne boive que de l'eau; en effet sa trogne attestait d'un régime permanent au gros rouge qui tache, mais pour nous qui arrivions tout droit de notre campagne bourguignonne c'était un détail secondaire.
Il assurait le trajet Montrouge-Gare de l'Est, enfin quand je dis “il assurait”, je parle du trajet officiel de l'autobus.
A peine entassés sur la plate-forme avec quinze autres sardines, le receveur moustachu raccrocha la chaîne de sécurité derrière nous et tira sur le pommeau du timbre pour donner le signal du départ.
Avant même qu'on s'ébranle il avait validé nos tickets avec sa “Molinette” - gros boîtier de métal muni d'une manivelle - accroché à la ceinture tel un pistolet et qui vous flinguait votre titre de transport à bout portant!
Enfin on démarra dans un grincement de ferraille torturée et l'odeur de friteuse d'un moteur surchauffé et dopé au cocktail benzol, alcool et essence!
“C'est un Renault” déclara fièrement Oncle Hubert qui avait l'oreille avant d'ajouter “c'est même un TN4” et de se retourner pour voir l'effet de son savoir sur les voyageurs parisiens.
Pour l'heure je ne voyais pas grand chose, accroché aux jambes de nononque, lui-même accroché à une poignée qui pendait mais j'estimai avoir parcouru au moins cent mètres en dix minutes... ainsi je découvrais Paris au ras du caniveau, ses trottoirs aux gens si pressés, plus rapides que la lente circulation des voitures!
Le nez collé au bastingage, cette traversée de Paris me donnait à la fois mal au coeur et m'excitait follement... saint Sulpice, saint Germain des Prés où les prés avaient déjà été fauchés, saint Michel, bref que des saints que nous enchaînions comme au chemin de croix du Vendredi saint.
On était loin de notre bonne ville de Dijon et de son tramway obstinément rivé à ses rails et qui n'en déviait pas d'un centimètre sous peine de figurer à la Une du Bien Public dès le lendemain.
Alors vint l'île de la Cité, ses quais et la Seine que je ne reconnus pas! Comment notre ruisseau qui courait dans l'herbe à cinquante kilomètres de Dijon pouvait-il former un fleuve aussi large et aux méandres plus inquiétants qu'un boa constrictor?
Indifférent à la monstruosité de ce phénomène hydrologique, un homme visiblement mort de fatigue ronflait à même le quai à l'ombre désuète de son litron!
C'était donc ça Paris? Des receveurs moustachus, des saints à chaque coin de rue et des amoureux du pinard? Et ces drôles de charrettes à bras chargées de fleurs?
Nous venions de stopper au Chatelet après un freinage hasardeux. La place était encombrée de carrioles fleuries comme pour notre Fête annuelle des vendanges.
“Des marchandes de quatre-saisons” m'expliqua oncle Hubert en décochant une oeillade à l'une des femmes qui étaient là.
Ces filles devaient avoir bien de la constance pour tirer une voiture à bras du printemps à l'hiver!
La femme souriait, nononque soupirait et le machiniste embrayait... c'était sans doute ainsi à Paris, les relations y sont hasardeuses et éphémères.
A Réaumur-Sébastopol, la moitié du bus se vida comme si ce lieu au nom étrange méritait que vingt cinq personnes s'y arrêtent.
J'ignorais tout de ce Réaumur mais Sébastopol m'évoquait cette guerre de Crimée dont Oncle Hubert m'avait souvent parlé et où nos alliés avaient été victorieux contre les Russes malgré la supériorité de leurs canons.
Pourquoi parle t-on de siège quand à la guerre on est soit debout soit couché, on est soit vaincu soit vainqueur même sur une seule vraie jambe?
Ironie de la situation, sur un trottoir des enfants à deux jambes jouaient au petit soldat, médailles en crépon, drapeaux de fortune et chapeaux de papier plié.
J'étais certain qu'aucun d'entre eux ne connaissait l'histoire du siège de Sébastopol mais quand on joue à la guerre il suffit d'y croire, peu importent le costume et les accessoires.
Nous approchions de gare de l'Est et de la fin de cette traversée mémorable qui s'achevait pour nous à l'arrêt Château d'eau, un drôle de nom où créchait un cousin tonnelier qui fournissait oncle Hubert en barriques depuis Mathusalem (chez nous le Mathusalem fait six litres toute l'année).
Le cousin habitait Cours des Petites Ecuries où je ne vis pas l'ombre d'un percheron... par contre la devanture du magasin couleur lie-de-vin ne trompait personne sur ses activités.
Mais ici point d'odeurs de fermentation, de moût, de soufre ou de moisi; rien que de bonnes effluves de bois de chêne, de sapin et de robinier aux senteurs de miel qui me changeaient de toute cette pollution et des miasmes de friteuse du vieux Renault.
Le cousin parisien savait vivre; un galopin de chardonnay nous attendait pour rincer nos gosiers assoiffés et je ne sais si c'est lui ou l'odeur du bois ou l'émotion que je venais de vivre ou tout ça à la fois mais je ne me souviens plus de ce qui se passa jusqu'à notre retour en Bourgogne...
Dans le train qui nous ramenait et dans mon drôle de rêve, une jeune russe unijambiste m'offrait une brassée de fleurs en criant “Vive le général Mac Mahon!”

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