Je rêvais de voir le Bois de Boulogne
et la Tour Eiffel mais Oncle Hubert en avait décidé autrement.
Notre bus à plate-forme estampillé
“ConTreXéviLLe” ne garantissait pas que le machiniste ne boive
que de l'eau; en effet sa trogne attestait d'un régime permanent au
gros rouge qui tache, mais pour nous qui arrivions tout droit de
notre campagne bourguignonne c'était un détail secondaire.
Il assurait le trajet Montrouge-Gare
de l'Est, enfin quand je dis “il assurait”, je parle du trajet
officiel de l'autobus.
A peine entassés sur la plate-forme
avec quinze autres sardines, le receveur moustachu raccrocha la
chaîne de sécurité derrière nous et tira sur le pommeau du timbre
pour donner le signal du départ.
Avant même qu'on s'ébranle il avait
validé nos tickets avec sa “Molinette” - gros boîtier de métal
muni d'une manivelle - accroché à la ceinture tel un pistolet et
qui vous flinguait votre titre de transport à bout portant!
Enfin on démarra dans un grincement
de ferraille torturée et l'odeur de friteuse d'un moteur surchauffé
et dopé au cocktail benzol, alcool et essence!
“C'est un Renault” déclara
fièrement Oncle Hubert qui avait l'oreille avant d'ajouter “c'est
même un TN4” et de se retourner pour voir l'effet de son savoir
sur les voyageurs parisiens.
Pour l'heure je ne voyais pas grand
chose, accroché aux jambes de nononque, lui-même accroché à une
poignée qui pendait mais j'estimai avoir parcouru au moins cent
mètres en dix minutes... ainsi je découvrais Paris au ras du
caniveau, ses trottoirs aux gens si pressés, plus rapides que la
lente circulation des voitures!
Le nez collé au bastingage, cette
traversée de Paris me donnait à la fois mal au coeur et m'excitait
follement... saint Sulpice, saint Germain des Prés où les prés
avaient déjà été fauchés, saint Michel, bref que des saints que
nous enchaînions comme au chemin de croix du Vendredi saint.
On était loin de notre bonne ville de
Dijon et de son tramway obstinément rivé à ses rails et qui n'en
déviait pas d'un centimètre sous peine de figurer à la Une du Bien
Public dès le lendemain.
Alors vint l'île de la Cité, ses
quais et la Seine que je ne reconnus pas! Comment notre ruisseau qui
courait dans l'herbe à cinquante kilomètres de Dijon pouvait-il
former un fleuve aussi large et aux méandres plus inquiétants qu'un
boa constrictor?
Indifférent à la monstruosité de ce
phénomène hydrologique, un homme visiblement mort de fatigue
ronflait à même le quai à l'ombre désuète de son litron!
C'était donc ça Paris? Des receveurs
moustachus, des saints à chaque coin de rue et des amoureux du
pinard? Et ces drôles de charrettes à bras chargées de fleurs?
Nous venions de stopper au Chatelet
après un freinage hasardeux. La place était encombrée de carrioles
fleuries comme pour notre Fête annuelle des vendanges.
“Des marchandes de quatre-saisons”
m'expliqua oncle Hubert en décochant une oeillade à l'une des
femmes qui étaient là.
Ces filles devaient avoir bien de la
constance pour tirer une voiture à bras du printemps à l'hiver!
La femme souriait, nononque soupirait
et le machiniste embrayait... c'était sans doute ainsi à Paris, les
relations y sont hasardeuses et éphémères.
A Réaumur-Sébastopol, la moitié du
bus se vida comme si ce lieu au nom étrange méritait que vingt cinq
personnes s'y arrêtent.
J'ignorais tout de ce Réaumur mais
Sébastopol m'évoquait cette guerre de Crimée dont Oncle Hubert
m'avait souvent parlé et où nos alliés avaient été victorieux
contre les Russes malgré la supériorité de leurs canons.
Pourquoi parle t-on de siège quand à
la guerre on est soit debout soit couché, on est soit vaincu soit
vainqueur même sur une seule vraie jambe?
Ironie de la situation, sur un
trottoir des enfants à deux jambes jouaient au petit soldat,
médailles en crépon, drapeaux de fortune et chapeaux de papier
plié.
J'étais certain qu'aucun d'entre eux
ne connaissait l'histoire du siège de Sébastopol mais quand on joue
à la guerre il suffit d'y croire, peu importent le costume et les
accessoires.
Nous approchions de gare de l'Est et
de la fin de cette traversée mémorable qui s'achevait pour nous à
l'arrêt Château d'eau, un drôle de nom où créchait un cousin
tonnelier qui fournissait oncle Hubert en barriques depuis Mathusalem
(chez nous le Mathusalem fait six litres toute l'année).
Le cousin habitait Cours des Petites
Ecuries où je ne vis pas l'ombre d'un percheron... par contre la
devanture du magasin couleur lie-de-vin ne trompait personne sur ses
activités.
Mais ici
point d'odeurs de fermentation, de moût, de soufre ou de moisi; rien
que de bonnes effluves de bois de chêne, de sapin et de robinier aux
senteurs de miel qui me changeaient de toute cette pollution et des
miasmes de friteuse du vieux Renault.
Le
cousin parisien savait vivre; un galopin de chardonnay nous attendait
pour rincer nos gosiers assoiffés et je ne sais si c'est lui ou
l'odeur du bois ou l'émotion que je venais de vivre ou tout ça à
la fois mais je ne me souviens plus de ce qui se passa jusqu'à notre
retour en Bourgogne...
Dans le train qui nous ramenait et
dans mon drôle de rêve, une jeune russe unijambiste m'offrait une
brassée de fleurs en criant “Vive le général Mac Mahon!”
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire