Les Défis Du Samedi nous proposent d'exprimer nos "J'en ai marre!", alors voilà
Pourtant
tout avait bien commencé.
Cette
année là - alors qu'Al Capone et son mythe disparaissaient à la
fleur de l'âge - naquirent David Bowie, Carlos Santana, Elton John
et moi.
Fort
heureusement ils n'avaient pas encore la notoriété qu'on leur
reconnait aujourd'hui et donc ils ne firent pas d'ombre à mon
arrivée.
A
propos d'ombre, cette année là on la chercha beaucoup car ce fut
une année de canicule, une année comme on les aime en Bourgogne,
promesse de grands millésimes avec juste ce qu'il faut d'orages
d'été pour relancer la végétation et obtenir une maturité
inégalée des raisins.
Pas
folle la guêpe, j'avais attendu début novembre et la fin des
vendanges - cramponné à mon cordon ombilical - pour pointer ma
tronche au sein de ma mère.
Ce
n'est peut-être pas ce que j'ai tété de meilleur dans ma vie mais
je n'ai pas protesté ni fait la fine bouche, d'abord parce qu'on ne
parle pas la bouche pleine et parce que je ne parlais pas encore.
Quand
j'ai commencé à le faire, tout le monde s'est pâmé, extasié
alors que je n'avais rien d'important à formuler sinon quelques
borborygmes qui signifiaient que j'avais faim ou sommeil ou les deux
à la fois.
Déjà
à l'époque une grande agitation régnait autour de moi, des choses
que les grands appelaient des évènements et qui prouvaient qu'on
était bien vivants.
Ainsi
Fausto Coppi remportait son premier tour de France tandis que dans
une autre discipline mais également en jaune Mao Tsé-toung
proclamait la république chinoise alors que Boris Vian venait goujatement de cracher sur nos tombes... mais encore une fois je
n'avais rien dit car on ne coupait pas la parole aux grands et puis
je n'étais pas en âge d'avoir une tombe.
Je
n'étais pas du genre à m'insurger et je suis resté assez longtemps
ainsi d'humeur égale, flegmatique face aux petits et grands
évènements qui survenaient, jusqu'à ce qu'on m'offre ce foutu
cheval à bascule en sapin des Vosges.
Malgré
bien des tentatives suivies de chutes spectaculaires je n'ai jamais
réussi à le dompter, même en tentant de l'étrangler avec la corde
de mon bilboquet tout aussi sauvage que lui puisque sa tige ne tomba
jamais en face du trou!
A
cet instant j'avais senti monter à l'intérieur de moi quelque chose
de sauvage, une sorte d'agacement, d'irritation comme une vague
d'exaspération venue du ventre et qui venait exploser jusqu'au
sommet du crâne... alors j'ai jeté mon foutu cheval sauvage et mon
bilboquet aux oubliettes, dans la cave comme on dit chez nous.
Le
psy me regardait bizarrement: “Continuez”.
Plus
tard, ça a été le tour de Margot.
Elle
avait fait irruption dans ma vie avec le printemps et mes premiers
boutons d'acné; ça faisait beaucoup de bouleversements à la fois
et comme je ne pouvais rien contre le printemps et pas grand chose
contre ces affreuses pustules (à l'époque l'acné se soignait avec
du froid mais chez nous on ignorait les glaçons) c'est cette foutue
Margot qui en a fait les frais.
Elle
était gironde avec ses nattes blondes et ses grands yeux étonnés
mais j'ai vite réalisé qu'elle aussi était indomptable, alors je
l'ai rangée à la cave avec mon cheval d'où mes vieux sont venus la
sortir en l'entendant chouiner.
Plus
je grandissais et plus les vagues d'exaspération se rapprochaient et
s'amplifiaient comme si mon ventre avait du mal à contenir une mer
en furie.
Puis
j'ai été appelé à troquer mes boutons d'acné contre ceux d'un
treillis du 42ème régiment de transmissions à Rastatt en Allemagne
où je passai une année à contenir mes vagues, bien aidé par cette
infâme mixture qu'on appelle caoua mais qui contient avant tout des
sédatifs.
Je
contenais mes vagues et c'est tant mieux car j'étais trop éloigné
de ma chère cave pour pouvoir y séquestrer tout ce qui
m'exaspérait: rangers, MAS 36, casque lourd, tout un barda et aussi
cette meute de sous-officiers qui aboyait comme de mauvais chiens et
que j'aurais volontiers mis au trou.
On
disait MAS 36 pour le fusil car parait-il les abréviations font
moins peur aux appelés.
Enfin
je fus libéré - comme on libère un esclave de ses chaînes - et,
retrouvant ma chère cave j'entrai aussitôt dans la vie active
après ces douze mois d'inaction.
La
vie active est une manoeuvre compliquée qui consiste à se lever le
matin et à se coucher le soir avec au milieu une alternance de
moments d'agitation et de somnolence, de métro et de marche à pied,
de grandes contrariétés et d'infimes satisfactions, comme le flux
et le reflux des vagues d'un océan qu'on appelle carrière
professionnelle.
Dans
ce labyrinthe je croisais du matin au soir des Margot de tout poil -
je veux dire des blondes, des brunes et des indéfinissables - des
sténodactylos, des psychos, des intellos et des chefaillons, sortes
de sous-officiers en uniformes d'actifs qui aboyaient comme de
mauvais chiens ainsi que des tonnes de paperasses que j'étais censé
trier selon d'improbables critères.
Autant
dire que mes vagues d'exaspération avaient repris de plus belle et
qu'on m'envoya souvent voir ailleurs si on y était!
Le
psy avait l'air de dormir, pourtant il répéta: “Continuez”.
Pour
calmer mes pulsions je trouvais un certain réconfort à “détourner”
les plus belles paperasses que j'entreposais au fil des années dans
ma chère cave, des bordereaux, des inventaires, des bilans, des
tableaux d'amortissement, des récépissés, des fac-similés, autant
de noms bizarres qui constituent le langage codé des actifs.
A
chaque disparition de document c'était des suspicions, des
remontrances et à chaque remontrance, c'était un dossier de plus
qui venait alourdir mes étagères parmi les caisses de Chambertin et
de Pouilly-Fuissé au point que la place vint à manquer dans ma
chère cave.
C'était
un signe. Il était temps pour moi de prendre ma retraite, comme on
prend le dernier bateau du soir pour l'île d'Alcatraz, temps de
quitter la vie active pour cette mer d'huile qu'est la non-activité.
Finies
les contrariétés, les brimades, les ricanements mais finies aussi
ces vagues d'exaspération sorties de mon ventre et qui venaient
exploser jusqu'au sommet du crâne pour mon plus grand bien.
Cette
fois le psy dormait tout à fait.
Depuis
des mois et quand j'eus fini de brûler toute cette paperasse je
commençai à m'ennuyer, j'étais comme mort.
“Vous
comprenez, je suis mort, MORT!!”
J'avais
dû crier car le psy ouvrit les yeux, stupéfait de cette rafale
soudaine dans le calme plat de son cabinet.
Je
lui sautai à la gorge :”J'en ai marre!!”
Il
se cabra comme l'avait fait jadis mon cheval sauvage en sapin des
Vosges et tout en lançant quelques ruades pour me désarçonner il
tenta de hennir, enfin... de crier, alors je serrai du mieux que je
pus.
Combien
de gens s'évertuent à couper le cordon avec leur psy, ce lien
d'accoutumance, de dépendance, un piège, une foutue drogue.
Moi
au contraire je serrais comme je pouvais l'invisible cordon de mes
doigts.
On
devrait toujours avoir une corde de bilboquet sur soi...
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