Quelques
jours après avoir pris possession de sa somptueuse villa,
Ernst
Kazirra, rentrant chez lui, aperçut de loin un homme qui sortait,
une
caisse sur le dos, d'une porte secondaire du mur d'enceinte,
et
chargeait la caisse sur un camion.
Il
n'eut pas le temps de le rattraper avant son départ.
Alors
il le suivit en auto. Et le camion roula longtemps,
jusquà
l'extrême périphérie de la ville,
et
s'arrêta au bord d'un vallon.
(Dino
Buzzati "Les journées perdues" in "Les nuits
difficiles")
La
caisse semblait lourde à porter, si lourde que l'homme dut la poser
et s'asseoir dessus pour reprendre son souffle.
Comme
il s'épongeait le front avec un grand mouchoir à carreaux en
soufflant bruyamment, Ernst s'approcha de lui : “Je peux vous
aider?”
C'était
un petit homme ordinaire, bâti de guingois et très poussiéreux
tout comme la caisse qui le supportait.
Le
petit homme toisa Ernst, s'attarda sur l'élégant costume trois
pièces et les chaussures vernies avant de bredouiller: “Euh...
c'est mon défi”.
Il
avait insisté sur le 'mon' avec un fort accent d'un pays d'Europe
centrale... “croate ou serbe” songea Ernst.
Quel
défi pouvait bien s'imposer ce petit homme ordinaire au point d'être
obligé de charrier cette caisse assurément sortie de chez lui?
“Et
que contient-elle de si pesant?” demanda Ernst en décrivant un
cercle circonscrit autour d'elle puisqu'elle était rectangulaire
comme bien des caisses.
Le
petit homme s'était cramponné à sa caisse comme à un radeau de
survie avec ce réflexe qu'ont les gamins à qui l'on s'apprète à
confisquer leur jouet.
“C'est
mon défi de la semaine passée qui a fait des petits” dit-il d'une
voix basse, comme si on venait de lui arracher un inavouable secret.
“Je
ne comprends rien à tout ça” répondit Ernst, agacé par tant de
mystère.
Le
petit homme se glissa sur un bord de la caisse qui en comptait
justement quatre: “Assieds-toi là sur un bord” dit-il “je vais
tout t'expliquer”.
Le
tutoiement surprit Ernst mais il s'assit tout de même sur un bord à
côté du petit homme ordinaire, trop impatient de connaître son
secret pour s'offusquer de tant d'impolitesse.
Ainsi
le petit homme venait d'hériter par malheur d'une géode
de Célestite qu'on appelle “Pierre des anges”,
une pierre magique qui s'était mise à se reproduire à chaque lever
du soleil.
Aux
dires du garçonnet qui lui avait confiée, la pierre s'était
“fâchée” alors qu'il tentait d'entrer en contact avec les anges
au moyen de son smartphone... une sombre histoire de mise à jour
d'un logiciel androïde à laquelle il n'avait rien compris?
Avant
de risquer d'être enseveli sous une montagne de pierres ensorcelées
le petit homme les tenait enfermées dans l'obscurité de la cave
qu'il squattait jusqu'à ce qu'il apprenne la vente de la villa.
Il
avait alors dû charger à la hâte toute cette encombrante famille
et tentait maintenant de la mettre au frais mais surtout dans le noir
en un autre lieu hospitalier.
“Vous
ne connaîtriez pas une villa inoccupée dans la région?” demanda
le petit homme ordinaire sans se démonter, tout comme sa caisse.
Ernst
n'en croyait pas ses oreilles, pas plus la gauche que la droite :”Et
où ce garçon a t-il trouvé une telle pierre?” demanda t-il.
Le
petit homme se gratta longuement le menton, fourrageant sa barbe de
trois jours d'où quelques souvenirs finiraient bien par remonter en
surface. Ernst s'impatientait, peu enclin à la pêche aux souvenirs.
“Il
a parlé d'un marchand... naturaliste... un certain Hertz... ou
Hartz” finit-il par dire.
Ernst
éclata :”Hartz? Alexis Hartz? Incroyable! Mais c'est mon
beau-frère!”
Le
petit homme avait fini de se gratter le menton, observait
curieusement ce dandy en costume trois pièces et chaussures vernies
qui gesticulait au bord du vallon et dont le beau-frère commerçait
d'étranges pierres.
Le
soir allait tomber sur les deux hommes singulièrement assis aux
bords de la caisse quand Monsieur Hartz arriva sur un vélo d'un
autre âge, un de ces vélos qu'on juge aux plaintes qui s'en
échappent à chaque laborieux coup de pédale et qu'on s'attend à
voir tomber en poussière...
Jetant
à terre le vieux clou, il retira vivement les pinces qui
emprisonnaient ses maigres mollets et tenta de recoiffer l'unique
mêche de cheveux gris :”Ouvrez-moi vite cette caisse!” ordonna
t-il au petit homme ordinaire.
“Vous
l'aurez voulu” dit ce dernier en jetant un regard inquiet vers le
soleil toujours présent.
Pendant
qu'il s'acharnait à déclouer un bord de caisse avec les moyens du
bord, M. Hartz avait sorti d'une sacoche un bol de cuivre - peut-être
de bronze - et une mailloche en bois, assurément de bois.
“Que
vas-tu faire?” demanda Ernst à son beau-frère tout en restant à
distance respectable comme le font les gens en costume trois pièces
et chaussures vernies.
Déjà
le maillet tournait doucement sur l'arête du bol qui - vibrant sous
le geste précis, circulaire et méthodique - libéra un son étrange,
à la fois harmonique et inharmonieux.
“Je
dois nous réconcilier avec les pierres des anges” murmura M. Hartz
en tournant le maillet d'une main comme pas deux...
Quiconque
serait venu au bord du vallon ce soir là aurait pu observer
l'étrange scène de trois hommes penchés sur une caisse d'où
sortaient des fulgurances bleutées au son d'une singulière musique
d'une richesse incomparable.
Sur
l'horizon rougi du soleil couchant, un minuscule point noir se
détachait, la maigre silhouette d'un gamin occupé à tapoter sur
son smartphone.
Alors
la musique mourut... un ange passait.
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